Une friche savante en Comtat, l’harmas de Jean Henri Fabre
Anne-Marie Slézec
En 1870, Fabre, victime d’une cabale pour avoir enseigné la sexualité des plantes aux jeunes filles, démissionne de l’enseignement public. Successivement chargé de cours à la chambre d’agriculture du Vaucluse, puis conservateur du musée d’histoire naturelle d’Avignon, ses pertes financières sont également compensées par ses droits d’auteur de livres scolaires et de livres scientifiques de vulgarisation, chez Delagrave. En 1879, il acquiert une propriété « de maître » située à Sérignan du Comtat, dans le Vaucluse. « C’est là ce que je désirais Hoc erat in votis : un coin de terre, oh ! pas bien grand, mais enclos… un coin de terre abandonné, stérile brûlé par le soleil, favorable aux chardons et aux hyménoptères… un harmas*… oui c’était là mon vœu, un laboratoire en plein champ. Quarante ans j’ai lutté… et le laboratoire tant désiré est enfin arrivé ».**
D’une superficie d’un hectare, elle est composée d’une belle maison d’un étage. Fabre y fait construire une aile gauche : son cabinet de travail. Au-delà, s’étend le jardin autour d’un bassin central et le parc arboré.
En accord avec Fabre, de son vivant et à l’initiative de son biographe, Georges Legros, l’Etat subventionne le Muséum national d’Histoire naturelle pour, qu’au décès du naturaliste, celui-ci devienne « le propriétaire de ce temple de la nature. » Depuis 1922, le Muséum est propriétaire du bâti, de la totalité des collections et de la bibliothèque du savant.
Classé monument historique
À la fin du XXe siècle, alors que les notions d’écologie,d’environnement, de conservation et de biodiversité deviennent des enjeux majeurs pour la préservation de notre planète, le Muséum décide de restituer ce domaine entièrement clos de murs en un lieu de mémoire, dédiée à ce savant naturaliste et à l’histoire naturelle.
Classé en totalité au titre des monuments historiques, en 2000, le domaine entame sa restauration. L’herbier (15 000 échantillons), la collection d’aquarelles de champignons sont sauvegardées « Cette approche de restauration était totalement nouvelle, il fallait réanimer une mémoire. Comment ce petit enclos pouvait-il à nouveau rayonner ? Tout comme cet homme, un savant, un poète qui n’avait pas quitté son enclos mais était connu jusqu’au Japon. »
Une œuvre à retrouver
Au fil des ans, bien que préservé, le jardin s’était enrichi d’espèces et de variétés nouvelles, d’arbres différents. Aucun plan, aucun inventaire des plantes, aucun document spécifique n’existaient dans les archives. Il restait à lire l’œuvre majeure du naturaliste : Les Souvenirs entomologiques, 4 000 pages de belle littérature. Il fallait y relever non seulement les informations sur le bâti du jardin – le bassin, le lavoir, les fontaines – mais également sur toutes les plantations, ces informations ne révélant que des moments d’histoire des lieux. La flore méditerranéenne entretenue devait être résistante à la sécheresse, aux fortes chaleurs de l’été, au vent violent qu’est le mistral. Fabre rapportant sur son jardin potager, à l’ombre des cyprès, situé près du puits « où ne pousserait même pas une graine de navet… » note quelques plantations d’herbes aromatiques. On y apprend que toutes les cultures, comme toutes les plantations du clos, l’étaient en fonction de leur utilité à la vie des insectes. Le chou pour les piérides, les ronces pour les chenilles, les lilas pour les cétoines dorées, les pins pour les chenilles processionnaires.
Pierre Arlaud à la rescousse
Mais où était cette terre en friche où abondent chardons, centaurées, cistes, coronille, romarin, lavande, petits épineux et hautes herbes : un coin de folle nature où sont disposées les structures d’observation ? C’est une mémoire locale qui nous vint en aide : le docteur Pierre Arlaud. Malgré le poids des ans, il se souvenait très bien avoir, enfant, fréquenté ce jardin y continuant ses visites jusqu’en 1940. Il y avait même compté les marches permettant d’accéder au bassin et vu les « pièges » pas très loin. Le dessin de ses souvenirs a servi de base à la restitution du jardin tel qu’il avait pu être conçu et entretenu par son propriétaire. Dans cet espace circonscrit, l’archéologue mit en évidences des bois et des racines très anciennes. L’harmas était retrouvé !
Un nouveau plan d’ensemble
Toutes ses informations rassemblées, le maître d’œuvre proposa un plan d’ensemble du jardin couramment proposé en Provence, dans les maisons « de maître » au XIXe siècle. À partir de la porte principale de la maison, une allée centrale, rectiligne, sépare l’espace en deux parties. Elle est ponctuée de pièces remarquables : le bassin aux nénuphars et sa fontaine, le cèdre de l’Atlas et, disposés symétriquement, photinias, libocèdres, pins de Corse. Plus loin, chênes verts, arbousiers, figuiers, bambous….
Les travaux du jardin nécessitaient la restructuration des massifs fleuris. Le savoir-faire des jardiniers eut tôt fait de mettre un place un jardin de mémoire, enrichi de variétés horticoles modernes : iris, pivoines, tulipes, lavandes, cistes, les rosiers anciens : Rosa canina, Rosa rugosa cohabitant avec des variétés remontantes horticoles.
A partir du puits, les apports en eau étant insuffisants, un forage autonome a permis la mise en place d’un système d’arrosage régulé, selon les besoins, par les jardiniers. Une borne incendie spécifique assure la sécurité du site.
Le jardin retrouvé
Potager, massifs fleuris, lieux d’observations, grands arbres, le jardin se recréait. Mais à quoi servait la serre froide construite en 1880 ?
De 1867 à 1900, Fabre se lie d’amitié avec un avignonnais Théodore Delacour (1831-1920). Excellent botaniste, il travaille quai de la Mégisserie à Paris, pour la maison Vilmorin-Andrieux, pionnière en France, à la fin du XIXe siècle, dans le commerce des graines (agricoles et potagères), développant l’envoi des graines par correspondance. Les échanges épistolaires sont fréquents entre les deux hommes.
Pendant plus de 20 ans, le jardin de l’harmas est un jardin d’essais et d’acclimatation, pour plantes de pleine terre ou en pots, gardés en serre l’hiver. Certaines espèces endémiques sont collectées et testées pour leur robusticité[1] : Coronilla scorpioïdes ; d’autres sont envoyés par Delacour pour des essais d’hybridation : pélargonium, camélias, glaïeuls, pivoines, primevères du Cap… Ils ont même extrait la cire du fruit de Rhus succedaneum, espérant fabriquer des cierges « …. M. Ravon cirier, et M. Cloes, avec l’aide de M. Chevreul, l’ont expérimenté…. Il y a là une petite affaire à faire. »
Lieu de mémoire
Le jardin, création humaine, toujours en mouvement, parfois éphémère, n’est que le reflet d’un instant donné dans le temps. Lieu maîtrisé et maîtrisable, Fabre avait conçu, ordonné, planté et maintenu son jardin, pour en faire un laboratoire d’entomologie vivante à la base de l’écriture des Souvenirs entomologiques.
Ce lieu de mémoire retrouvée fut rouvert au public en 2006. Cependant, rien n’assure qu’à l’avenir d’autres orientations ne lui soient réservées. L’important était d’expliquer et conserver la mémoire de l’ermite de Sérignan
* harmas, terme issu du bas latin : terre abandonnée, terre en friche.
** Les citations sont extraites de diverses sources d’archives
[1] robusticité est un terme employé par Fabre et écrit dans les souvenirs entomologiques par rapport à l’influence de sa grand-mère paternel sur son avenir. Souvenirs entomologique 6ème série chap. 3 l’atavisme, page 41.