"Tapis vert", toute une histoire
Michel Straëbler
Nés des prairies, les gazons ou pelouses, d'abord réservés aux élites se sont démocratisés à partir de la fin du XIXe siècle pour faire ensuite partie de notre quotidien. En même temps, leurs utilisations et leurs fonctions se sont diversifiées…
Les premières descriptions précises de surfaces en herbe non destinées au pâturage des animaux remontent au Moyen Âge, même si Pline le Jeune ( 61-114 après J.-C.) décrivait déjà une parcelle réservée à la prairie dans son propre jardin. Ainsi, dès le VIe siècle, l'évêque de Poitiers Fortuna décrivait les jardins de Childebert 1er en y évoquant « le gazon vert ». Par la suite, de nombreux écrits et tableaux détaillèrent les surfaces en herbe parsemées de fleurs sauvages des abbayes, monastères et châteaux de l'époque.
D'abord un espace privé réservé aux élites
Les surfaces consacrées au gazon au Moyen Âge sont rares. Elles couvrent essentiellement les allées délimitant les vergers, les parcelles d'herbes aromatiques, médicinales ou de plantes potagères. De petites surfaces et des banquettes de gazons fleuris agrémentent également les jardins des châteaux. La fonction première est esthétique. Au XIIIe siècle, Albert le Grand, moine dominicain, écrivait : « Le verger comprendra d'abord un gazon d'une herbe fine soigneusement sarclée et foulée au pied, vrai tapis de verdure dont rien ne doit dépasser l'uniforme surface...».
L'installation et l'entretien de ces espaces sont complexes en l'absence de semences et de mécanisation de la tonte. L'implantation d'un gazon consiste alors à déposer des plaques de prairies. Le mot « waso », qui signifie en francisque « motte de terre couverte d'herbe » et dont est issu le mot « wason » (1178), puis « gason » (1213) et enfin gazon (fin XVIe siècle), est révélateur de cette pratique.
Les prairies pâturées rases au pied des châteaux médiévaux évitent de fournir des abris aux agresseurs potentiels. Elles servent aussi à l’organisation de foires et de tournois. Elles sont alors aplanies voire ressemées de façon sommaire avec les graines de fonds de grenier à foin. La première vocation sportive du gazon est née.
Plus tard, au XVIIe siècle, les grands jardins se développent autour des châteaux et demeures bourgeoises. Il n'est pas rare de voir de grandes surfaces entretenues par le pâturage ou par la fauche manuelle mais destinées avant tout à être des lieux de détente ou de loisir. Seules les riches élites occidentales peuvent alors se permettre de posséder de telles surfaces. Au XVIIIe siècle, ces surfaces sont suffisamment importantes pour qu'un petit marché des semences commence à se développer. En 1771, le catalogue annuel de Vilmorin comporte une rubrique « manière de semer les beaux gazons ».
Au XIXe, le gazon sort en ville et se démocratise
C’est à partir du XIXe siècle que ces espaces s'installent dans les parcs et jardins des villes avant de conquérir les jardins des particuliers avec l'invention, en 1832, de la première tondeuse mécanique et sa production industrielle. Les grands parcs paysagers et les terrains de sports se multiplient en même temps que la production de semences s’organise. Ce développement s'accélère et s'internationalise avec, en 1860, la création du Central Park de New-York et de ses grandes pelouses et, en 1873, la création du premier club de golf d'Amérique du Nord à Montréal.
L'explosion des gazons connaîtra son apogée chez les particuliers avec le développement dans les années 1950 du « modèle américain » de la maison particulière avec jardin engazonné et la mise à disposition de semences, de tondeuses, d'engrais et de désherbants bon marché et simples d'utilisation.
Gazon, pelouse ou prairie ?
Si le mot gazon a longtemps désigné les surfaces artificielles enherbées et tondues et un terme toujours employé dans le monde professionnel, le mot pelouse (du latin pilosus, poilu) est également couramment utilisé dans le langage des particuliers français pour désigner cette même surface. Avec le développement de la gestion différenciée, le mot prairie revient aussi pour désigner certains espaces verts de villes. La prairie étant dans notre monde moderne l’expression de la nature sauvage et de la biodiversité naturelle, avec sans doute une contradiction notamment quand on parle de prairies fleuries composées de plantes horticoles.
Les mots prairie, pelouse, gazon dessinent un gradient d’artificialisation, d'entretien mais aussi d'utilisation par l'homme. Les extrêmes étant le gazon de golf tondu tous les jours et uniquement destiné au jeu et la prairie fleurie fauchée deux fois par an pour un objectif environnemental.
Réalisée auprès de jardiniers amateurs en 2005, une étude menée par BVA pour le compte du GNIS a montré que 37% des particuliers en¬quêtés parlent spontanément de pelouse, 13% d'herbe et seulement 8% de gazon (42% ne parlent pas spontanément de ces surfaces). Les définitions qu'ils donnent montrent clairement que la pelouse est le compromis accessible en¬tre le gazon « green de golf », le tapis vert idéal mais sans vie, et l'herbe symbolisant la robust¬esse et la « naturalité ». Un produit vivant mais en déficit d'esthétique.
Les graminées au coeur des pelouses
Issues des prairies, les pelouses sont composées essentiellement de graminées. Cette famille végétale est en effet naturellement adaptée aux tontes rases et aux pâturages indispensables pour éviter l'apparition de plantes ligneuses. Il n’y a d’ailleurs pas de grandes étendues d’herbe sans présence de grands herbivores « tondeurs », que cela soit les alpages français, la savane africaine, les grandes plaines nord américaines...
Les autres espèces rencontrées ou semées avec les graminées sont généralement beaucoup moins bien adaptées à l'obtention d'un tapis végétal à la fois pérenne, ras, dense, esthétique. Elles apportent cependant souvent un surplus d'esthétique par leur floraison, et l'utilisation de petites légumineuses, tel le trèfle blanc, intéresse depuis peu par leur faculté à fixer l'azote atmosphérique