Récoltes « sous le manteau »
Jean-François Coffin
Les jardins publics regorgent de ressources. Fruits, légumes, fleurs et même plantes dangereuses, toxiques ou réputées hallucinogènes, sont régulièrement « fauchés ». Face à ce phénomène qui prend de l’ampleur et entraîne de nombreux dégâts, les responsables des espaces verts tentent de trouver des parades.
Il est interdit de cueillir des fleurs et des fruits, de couper des branches, d'enlever les écorces des arbres, de pénétrer dans les massifs arbustifs, de détériorer les sols en place ou d'y opérer des prélèvements... ». Cet extrait d’arrêté municipal, adopté par de nombreuses communes, est pourtant bien clair. Cependant, quelques visiteurs et autre vulgum pecus 1 sillonnant les allées de nos jardins publics continuent de cueillir, récolter, voire saccager des végétaux dont ils ne soupçonnent même pas l’intérêt. Sans vouloir tenter quelques maraudeurs potentiels, ce phénomène existe bel et bien. Que faire ? Les responsables des espaces verts s’organisent.
Des fleurs à l’arrachée
Jonquilles, narcisses et tulipes tapissent les gazons printaniers de nos parcs publics. Une dizaine de tiges suffira à composer son petit bouquet. Et les belles vivaces auraient été idéales pour regarnir sa jardinière… De plus en plus souvent, les bacs fleuris des espaces publics s’affichent avec des « vides » témoignant d’un passage d’un « pickpocket en fleurs ». Par ailleurs, les narcisses arrachés dans les jardins publics sont souvent vendus dans la rue ou devant les centres commerciaux. Comment gérer ce phénomène ? Pas question de transformer les parcs en bunkers protégés ou d’employer un gardien pour surveiller chaque massif du jardin. Financièrement impossible, cette démarche ne correspond pas non plus aux objectifs des espaces verts qui devraient rester des lieux de détente, de loisir, de liberté…
Peut-on donc compter sur une meilleure implication et organisation du public ? Après les floraisons ou avant l’hiver, au moment des travaux au jardin, les jardiniers invitent parfois les passants à récupérer les fleurs coupées, les oignons des plantes à bulbes, quelques pieds issus d’une division... L’idée est bonne, mais tient-elle la route ? Certains responsables ont été obligés d’abandonner cette démarche qui a engendré de nombreux dégâts collatéraux. « Nous avions pris l’initiative de permettre au public de récupérer nos plantes arrachées, annuelles ou bisannuelles. En peu de temps, c’est devenu un véritable carnage, les débris végétaux étaient dispersés partout au jardin. Le fleuriste du coin a même porté plainte pour concurrence déloyale de notre part. Nous avons dû arrêter cette distribution », déplore Claude Bureaux, le maître-jardinier au Jardin des Plantes de Paris.
Haies fleuries et bulbes « recyclés » …
Dans le cadre de la manifestation « Jardin Bonheur » qui se déroule chaque automne dans le parc de la Planchette, la municipalité de Levallois-Perret (Hauts-de-Seine) distribue aux habitants près de 2 000 sacs de bulbes. « Les narcisses, les jacinthes et les tulipes sont déterrés, triés, séchés puis ensachés », explique Fabrice Théron, le directeur des espaces verts. « Les Levalloisiens peuvent obtenir à la mairie un bon qui leur permet de récupérer un sac de bulbes. Cette opération est très suivie et certains contribuables estiment même que c’est un juste retour de leurs impôts… »
Citons aussi le cas des lilas et des noisetiers. Les gestionnaires des espaces verts autoroutiers plantent souvent ces espèces, à la fois décoratives et faciles à cultiver. Cependant, face à un pillage grandissant par les usagers, les lilas sont plantés à des endroits difficiles d’accès et éloignés des voies, alors que les noisetiers à fruits ont finalement été remplacés par des noisetiers stériles !
1 vulgum pecus, en latin la foule ignorante, peuple.
Garde-manger parfois dangereux
Parcs et jardins publics sont aussi des lieux qui abritent une flore insolite que certains connaisseurs n’hésitent pas à utiliser dans la préparation de plats. On peut difficilement empêcher un passant de cueillir des mauves pour sa salade, des fleurs d’acacia pour en confectionner des beignets, de récolter des fruits des cognassiers du Japon (Chaenomeles japonica), très appréciés par la population d’origine asiatique mais négligés en France. Les poirées ou bettes à carde (Beta vulgaris subsp. vulgaris), ainsi que les tubercules de la patate douce, l’ipomée ornementale (Ipomoea batata) sont également recherchées et pillées. L’engouement pour des fruits et légumes anciens cause en effet quelques soucis de gestion au sein des parcs et jardins et parfois même provoque des dégâts plus sérieux. Les visiteurs se ruent sur des plantes « tendance », décrites dans la presse ou sur les divers sites internet. « Les passants cueillaient les fruits d’un cornouiller qui pousse au Jardin des Plantes car ils venaient de découvrir que l’on pouvait en faire d’excellentes confitures. Il faut signaler que ce cornouiller n’a jamais suscité autant d’intérêt. Fort heureusement, la plupart des espaces verts publics a fortement réduit, voire supprimé l’utilisation de pesticides chimiques », souligne Claude Bureaux. Le risque d’intoxication par pesticides reste donc limité. Cependant, si une personne tombe malade après avoir consommé le romarin ou la verveine récupérés dans un jardin public, le gestionnaire du jardin est présumé responsable. Les fruits et les légumes cultivés au sein des espaces verts peuvent également être exposés à d’autres pollutions, souillés par les déjections d’animaux. Consommer un fruit contaminé par une fiente de pigeon peut entraîner de graves problèmes d’allergie.
Comment alors mieux organiser ces récoltes qui « mûrissent » au fil de saisons dans les jardins publics ? En Angleterre par exemple, des associations se mobilisent pour cueillir des fruits comestibles qui autrement auraient été perdus ou pillés. Ces récoltes sont ensuite distribuées aux collectivités ou associations caritatives.
De nombreux végétaux dangereux ressemblent aux plantes courantes inoffensives. C’est le cas du laurier de Californie (Umbellularia californica), une espèce toxique dont les feuilles ressemblent aux feuilles de laurier sauce (Laurus nobilis). Le laurier de Californie doit être éloigné du public. Le fruit rouge de l’if commun (Taxus baccata) attire les enfants. Si sa chair, fort appétissante pour les oiseaux, ne présente aucun danger, sa graine et sa sève sont des véritables poisons. La consommation des graines contenues dans les baies rouges du sureau ou des fruits noirs du lierre peuvent provoquer vomissements ou diarrhées. Et n’oublions pas le colchique ou le muguet dont la sève est également toxique.
Médecins en herbes
« Les jardiniers professionnels sont parfaitement compétents dans le domaine de la connaissance des végétaux. Il n’est cependant pas question d’aller vanter leur intérêt médicinal. Nous pourrions être taxés de pratique illégale de la médecine. C’est pourquoi je m’assure toujours de la présence d’un médecin ou d’un pharmacien lors de mes conférences sur ces sujets », ajoute Claude Bureaux. Tout comme aux États-Unis, ce phénomène prend de l’ampleur, et les particuliers n’hésitent pas à porter plainte en cas de problème. Le cas des jardins gérés par des associations est différent. Les assurances leur permettent de mieux contrôler l’utilisation de plantes médicinales et aromatiques.
Risques mortels
Toute plante toxique ou hallucinogène doit être signalée et mise hors de portée du public. Ce fut le cas de deux espèces, très présentes dans le fleurissement urbain et très appréciées pour leurs floraisons décoratives. Le datura (Datura stramonium) et le brugmansia (Brugmansia spp.), appelés aussi trompettes des anges, sont également cultivés dans de nombreux jardins privés. Les deux genres se distinguent par l’apparence de leurs fleurs : le datura possède des trompettes érigées, alors que celles de brugmansia sont plutôt retombantes. Leur point commun : les deux espèces, et notamment leurs graines, sont réputées très toxiques. Il y a quelques années, un article paru dans la presse américaine ventait déjà les vertus hallucinogènes du datura, utilisé depuis la nuit des temps dans les rituels religieux et les pratiques chamaniques. Les responsables des espaces verts ont décidé depuis de supprimer ce végétal des parties accessibles au public. C’est le cas de la ville de Coutances dans la Manche qui a dû retirer d’urgence cette plante dangereuse. Ce fut aussi le cas de belladone (Atropa belladonna) qui se plaisait beaucoup dans les jardins publics de Bourges…
« Lors de l’ouverture du jardin, il y a quatre ans, quelques vols ont été commis », témoigne Dominique Mazau, directeur du Jardin Botanique de Toulouse. Un petit cactus sans épines, le Lophophora williamsii, communément appelé peyotl (ou peyote), connu aussi comme « plante qui fait les yeux émerveillés », a été planté dans notre jardin. Il contient de la mescaline, un alcaloïde dangereux aux propriétés psychotropes et hallucinogènes. « Pour accéder au jardin, on passe aujourd’hui par le musée qui est très bien surveillé. Tout est prévu pour éloigner ces plantes dangereuses du public », ajoute Dominique Mazau.
De l’ésotérisme à la réalité
Connaissez-vous la mandragore, la Mandragora officinarum ? Cette plante herbacée vivace de la famille des Solanacées pousse dans la région méditerranéenne. Cousine de la belladone, la mandragore renferme un alcaloïde aux propriétés hallucinogènes, connu aussi comme excitant cardiaque. Cette espèce est entourée de nombreuses légendes et les Anciens lui attribuaient des vertus magiques… et un côté ésotérique. Dès la parution du texte dans la presse précisant que la plante se trouvait au Jardin des Plantes de Paris, le public n’a pas hésité à venir la découvrir et la piller… « Nous étions obligés de retirer l’étiquette avec le nom de ce végétal afin d’éviter son pillage. De plus, une famille a porté plainte en expliquant que les problèmes cardiaques du grand-père, suivis de son décès, étaient dus à l’absorption d’une partie de cette plante », indique Claude Bureaux. Depuis, la mandragore ne pousse plus au jardin botanique. Parfois, elle est exposée mais sous haute surveillance ».
Faut-il éliminer de nos espaces verts toute plante potentiellement dangereuse, au risque d’un appauvrissement de leur flore ? Pas question d’engager des gendarmes pour les surveiller ! Les responsables des espaces verts comptent sur l’encadrement du public, son information, le rôle important que doivent jouent les sociétés d’horticulture, les associations, les enseignants.
Le coup fumeux du chanvre
Le chanvre (Cannabis sativa), un mot magique pour certains accros de la « fumette ». Mais rien ne ressemble plus au chanvre médicinal que le chanvre ornemental, ce dernier ne renfermant qu’une dose infinitésimale de l’alcaloïde recherché par les avertis.
Pour éviter le pillage, Claude Bureaux sème l’Urtica canabifera, une variété d’ortie dont les feuilles ressemblent étrangement à celles du cannabis. Les voleurs de cannabis punis ne reviennent généralement plus.