Pousses et jeunes feuilles: une consommation qui revient en force
Michel Chauvet
À l’époque moderne, la consommation de feuilles crues s’est répandue, favorisée par la disponibilité de diverses huiles alimentaires. Il s’agit des salades en général qui ont pris une grande importance économique.
Depuis une trentaine d’années, une nouvelle catégorie est apparue, celle des jeunes feuilles. Celles-ci étaient connues auparavant, mais disponibles seulement au niveau local.
Aujourd’hui, le commerce moderne les rend accessibles partout.
Il en va de même des légumes-feuilles tropicaux qui se répandent avec la mondialisation des échanges, les migrations humaines et le goût pour les cuisines exotiques.
Les épinards dominants
En Europe tempérée, l’épinard a supplanté les autres espèces de légumes-feuilles comme l’arroche (Atriplex hortensis), l’amarante (Amaranthus blitum), la patience (Rumex patientia), la bette (Beta vulgaris) ou le bon-henri (Blitum bonus-henricus).
Des espèces nouvelles comme la tétragone (Tetragonia tetragonoides) ne se sont guère implantées.
Par contre, sous les tropiques, l’usage est resté très important et a donné des catégories culinaires comme les brèdes, dans les Mascareignes, ou les quelites, au Mexique. Leur intérêt nutritionnel est élevé, grâce aux protéines foliaires, aux minéraux, aux vitamines et aux fibres que ces feuilles contiennent.
Les plantules à la mode
Il convient de distinguer les graines germées au sens strict, dont le germe sort à peine de la graine, et les plantules, à tige déjà formée, mais avec les cotylédons ou les deux premières feuilles seulement. Les « germes de soja » sont de loin les plus anciens et les plus connus. Il s’agit habituellement de germes de mungo (Vigna radiata), mais les Chinois consomment aussi les vrais germes de soja (Glycine max), qui sont plus gros et demandent à être légèrement cuits.
En Europe, c’est surtout le cresson alénois (Lepidium sativum) qui a depuis longtemps été consommé à l’état de plantule, en particulier parce que le goût de la plante adulte est trop fort.
Il est surtout commercialisé prêt à couper en barquettes dans tout le nord de l’Europe. Au Royaume-Uni, sous le nom de mustard and cress, on l’associe à la moutarde blanche (Sinapis alba) ou aujourd’hui au colza (Brassica napus).
Depuis une trentaine d’années, les plantules sont devenues à la mode et on peut en trouver de nombreuses espèces. Les plus répandues sont les pousses d’alfalfa, qui sont simplement de la luzerne (Medicago sativa ou Medicago scutellata, à plantules plus grosses). Mais on trouve aussi du radis (Raphanus sativus) et d’autres Crucifères, du fenugrec (Trigonella foenumgraecum), des lentilles (Lens culinaris), du pois chiche (Cicer arietinum) et d’autres Légumineuses, de la périlla verte ou rouge (Perilla frutescens).
Les jeunes feuilles, depuis des siècles
Nous nous limiterons ici aux jeunes feuilles utilisées crues en salade, à l’exclusion des herbes aromatiques. Plusieurs espèces sont cultivées depuis des siècles à cet effet, en particulier en Italie. Sem.es serr.es, les plantes sont tondues et peuvent repousser à plusieurs reprises. C’est le cas de la roquette (Eruca vesicaria), de la laitue à couper (Lactuca sativa, y compris des types Feuille de chêne), des chicorées (Cichorium intybus et Cichorium endivia). Ces plantes sont parfois cultivées ensemble. Elles entrent dans des mélanges comme le mesclun niçois ou la misticanza piémontaise. On peut d’ailleurs y inclure des salades sauvages, comme le fenouil (Foeniculum vulgare), la pimprenelle (Sanguisorba minor) ou la raiponce (Campanula rapunculus). La roquette jaune (Diplotaxis tenuifolia) a été mise en culture, au point de devenir plus commune sur les marchés que la vraie roquette.
On peut ajouter la mâche (Valerianella locusta), le pissenlit (Taraxacum officinale), le plantain corne-de-cerf (Plantago coronopus) et le pourpier (Portulaca oleracea), qui sont récoltés en une seule fois.
Plus récemment, les jeunes feuilles de bette (Beta vulgaris, surtout à pétiole rouge) et d’épinard (Spinacia oleracea) ont été ajoutées à la gamme.
Le goût des cressons
Historiquement, on a appelé cresson les Crucifères à feuilles piquantes, à savoir le cresson alénois (Lepidium sativum), le cresson de fontaine (Nasturtium aquaticum) et le cresson de terre (Barbarea vulgaris).
La capucine (Tropaeolum majus) partage ce goût. Le cresson de Para (Acmella oleracea), ingrédient du romazave malgache, n’a pas de goût piquant, mais anesthésie la langue.
Aujourd’hui, on tend à appeler cresson toutes les plantes que l’on consomme plus en accompagnement de mets pour leur goût particulier que comme base de salade.
Les pourpiers croquants
Outre le pourpier proprement dit (Portulaca oleracea), plusieurs espèces sont appréciées pour leur consistance croquante et mucilagineuse, le grassé (Talinum fruticosum), la claytone (Montia perfoliata).
Feuilles étiolées, l’exemple de la chicorée
L’étiolement consiste à faire pousser des plantes à l’abri de la lumière, ce qui inhibe la formation de la chlorophylle et de métabolites non souhaités. Il faut pour cela que la plante dispose de réserves lui permettant de croître, que ce soient des cotylédons, dans le cas des germes de Légumineuses, ou de racines tubérisées.
L’un des cas les plus anciens est la barbe-de-capucin, chicorée (Cichorium intybus) à feuilles entières obtenue par forçage en cave de racines de chicorée. En Italie, on forçait également des chicorées rouges (Trévise, Chioggia, Vérone, Castelfranco).
Parmi ces chicorées, l’endive ou chicorée witloof, « inventée » au XIXeme siècle en Belgique, a pris une part prépondérante.
Depuis quelques dizaines d’années, sa production s’est industrialisée, et les sélectionneurs ont créé des endives rouges.
Récemment sont apparus de « nouveaux produits » dérivés de l’endive, comme la friseline à bord des feuilles disséqué et la barbucine.
Étiolement naturel
Les hommes ont aussi profité de l’étiolement naturel du pissenlit sous les taupinières, au point que la plante s’appelle molsla (« salade de taupe ») en néerlandais. Le pissenlit blanc de Dunkerque, lui, fait l’objet d’un forçage des racines en cave.
Naguère produit de luxe réservé aux restaurants, il est maintenant disponible sur le marché. Souvent confondu avec la barbe-de-capucin, il s’en distingue par la présence de boutons floraux dans le coeur en fin de saison.
On peut aussi provoquer l’étiolement en buttant de la terre ou des feuilles mortes sur la plante, ou en la couvrant d’un pot à fleurs. C’est ce qui était pratiqué pour le crambé (Crambe maritima), plante littorale rarement cultivée. On signalera enfin les « feuilles d’ail » (Allium tuberosum), qui constituent un ingrédient incontournable de la recette du canard laqué.
Jeunes pousses : l’extrémité
Par jeunes pousses, nous entendons ici les extrémités de tiges feuillées, ou à feuilles à peines formées. La pratique de récolter de telles pousses est très ancienne, et porte sur de nombreuses espèces sauvages, comme l’asperge sauvage (Asparagus acutifolius), la tamier (Dioscorea communis), le houblon (Humulus lupulus), voire le fragon (Ruscus aculeatus). Ces pousses sont consommées blanchies ou légèrement bouillies.
Retour en force
Si la consommation de tous ces légumes-feuilles a longtemps été une nécessité pour la plupart des populations humaines, elle a ensuite été reléguée à l’alimentation des pauvres et des paysans. Aujourd’hui, elle revient en force, sous de nouvelles formes, profitant du regain d’intérêt pour la diversité des aliments et des goûts.