Petites et grandes histoires de l’aubergine
Marie-Christine Daunay , Harry S. Paris , Jules Janick
Retracer l’odyssée des premières migrations de l’aubergine n’est pas chose aisée, pour de nombreuses raisons. Les sources historiques, qu’il s’agisse de manuscrits, dictionnaires, calendriers, traités de médecine, de diététique, d’agriculture, ou de textes érudits mêlant plusieurs sciences et traitant partiellement d’herbes médicinales, sont difficiles à identifier puis à comprendre. Les raisons en sont nombreuses : barrière des langues (sanskrit, chinois, arabe, latin), de l’écriture (paléographies cryptiques du moyen âge), de la fiabilité (innombrables erreurs de recopiage ou de traduction au fil des siècles), sans parler du sens des écrits anciens intimement lié aux références culturelles de leur époque et qui sont totalement étrangères à l’homme commun d’aujourd’hui. Aussi l’histoire de l’aubergine présentée ici est-elle une ébauche, qui nécessiterait pour aller vers une analyse plus complète et précise l’aide d’historiens spécialistes des mondes antiques et médiévaux d’Asie et d’Europe.
Partie de Chine
C’est probablement de Chine que l’aubergine partit pour le Japon, où elle est mentionnée vers le 8è siècle de notre ère, au temps de la dynastie (chinoise) Tang. Sa migration vers l’Indonésie et les Philippines n’est pas documentée pour le moment mais dans ces pays, comme dans tous les autres pays de l’Asie du sud est, l’aubergine y est un légume de consommation ancienne et courante. C’est sans doute par l’entremise combinée des routes commerciales, des voyageurs, et des conquêtes, qu’elle a entamé sa migration vers l’ouest mais on se perd encore en conjectures quant au détail et à la chronologie de ses périples de l’Inde vers les rives de la Méditerranée, puis vers l’Europe par les Balkans, la côte africaine ou une éventuelle route maritime. Elle était inconnue des grecs et des romains. Les conquêtes arabes fulgurantes du 7è et 8è siècles l’ont emportée en Afrique et en Europe. Son premier signalement se trouve dans un abrégé de médecine du 9è siècle rédigé à Cordoue (Andalousie) par Abd al-Malik ibn Habib où elle est mentionnée par son nom arabe badhinjan. Une hypothèse : ce nom dériverait du persan badenjan et baadangan et, initialement, du sanscrit vaatingan. On la trouve plus tard dans le Livre de l’Agriculture de Ibn Al Awam (12è siècle) avec de tels détails sur la façon de la cultiver qu’il est clair qu’elle faisait partie des plantes traditionnelles cultivées en Andalousie à cette époque. Cet auteur décrit quatre types variétaux :
– le type égyptien, avec des fruits blancs et des fleurs violettes,
– le type syrien, avec des fruits violets,
– une variété locale, pourpre foncé avec un fin calice,
– et une variété de Cordoue, aux fruits noirs.
Humeurs d’Hippocrate
En Italie du sud, l’aubergine est mentionnée dans le Circa Instans, connu en Français sous le nom de Livre des simples médecines, rédigé au 12è siècle par Matthaeus Platearius, de la fameuse école de médecine de Salerne. Ce traité compile les connaissances médicinales grecques et arabes avec celles de Salerne. Dans un descendant direct du Circa instans, le Tractatus de herbis, dont la copie la plus ancienne est le manuscrit illustré Egerton 747, produit vers 1300 en Italie du sud, on trouve au folio 66 un Mellongiano, aux fruits blancs en forme de poire (photo 1). Dans les nombreux manuscrits médicinaux produits en Europe entre 1300 et la fin du 15è siècle, on trouve d’autres illustrations d’aubergine, des plus schématiques aux plus élaborées, dont les plus belles sont les merveilleuses miniatures des Tacuinum sanitatis (photo 2). Les fruits y sont toujours de taille moyenne, globuleux, blancs, mauves ou violets. Les textes qui accompagnent ces images peuvent décrire la plante et mentionnent surtout ses vertus médicinales, en référant souvent au système des humeurs d’Hippocrate (460-377 avant JC) et Galien (129-216). Ce système a dominé la médecine jusqu’au 18è siècle, la maladie étant causée par le déséquilibre entre humeurs, et l’art de la médecine étant de rétablir cet équilibre par l’usage de forces contraires présentes dans les produits végétaux, animaux ou minéraux. Ainsi l’aubergine, décrite comme étant chaude et sèche au second degré, était-elle indiquée pour soigner les cas de maladies froides et humides. Ces textes décrivent aussi les maux susceptibles d’être soignés mais mêlent curieusement aussi conseils de préparation culinaire et mises en garde contre des effets nocifs de l’aubergine, comme de provoquer la mélancolie ou la colère, des dartres, des chancres et autres apostumes. Sans oublier la méfiance dont les femmes mariées ainsi que les vierges devaient faire preuve en la cueillant, du fait des ardeurs mâles rendues gaillardes par la nature chaude du fruit. A bon entendeur, salut !
Une place dans les arts
A l’époque de la Renaissance, les textes des herbiers manuscrits ou imprimés deviennent plus étoffés, mais perdurent à colporter les ragots des documents du moyen âge et continuent à hésiter entre recommandation et mise en garde, comme l’attestent aussi ses noms de Poma amoris –pomme d’amour- (un nom partagé un moment avec la tomate nouvellement introduite d’Amérique) et Mala insana – pomme malsaine –. L’amertume du fruit de l’aubergine et son association dans les esprits de l’époque à la mandragore, une des
puissantes herbes de sorcières, sont en toute probabilité à l’origine de cette méfiance durable. Les illustrations des herbiers sont de qualité variable. Ce sont le plus souvent des gravures sur bois, coloriées ou non. Dans les manuscrits non publiés (par manque de moyens à disposition de leurs auteurs) de cette époque, comme ceux
de Oellinger (1553) ou Aldrovandi (16è siècle), les illustrations dénotent un souci de fidélité et de précision par rapport à la plante vivante, qui ira en s’accentuant dans les siècles suivants. Sauf
exception, les fruits représentés sont comme ceux du moyen âge. La diversification des formes vers la rotondité ou la longueur et la diversification des couleurs apparaitront plus tard, à partir du 19ème siècle.
La Renaissance est non seulement celle de la botanique mais aussi celle des arts, et l’aubergine y a sa place comme dans les festons du plafond de la loggia de Psyché à la villa Farnesina à Rome (1503-1508), le tableau de l’Eté d’Arcimboldo (1563) où l’aubergine fait office d’oreille, ou les portes de bronze de la cathédrale de Pise (1601).
Intrigante parenté
Au cours de son histoire l’aubergine a aussi inspiré les rêveries, comme dans ce proverbe japonais, merveilleusement illustré dans des estampes japonaises de l’époque Edo (1603-1868), selon lequel le meilleur présage du nouvel-an est de rêver du mont Fuji, du faucon et de l’aubergine (photo 3). L’aubergine a aussi inspiré les poètes, comme Ibn Sara of Santalem (Portugal) en 1123 dont nous proposons ici une traduction, bien sûr bien moins bonne que l’original :
Fruit tout de rondeur et de brillance
Doux au palais,
Que l’abondance de l’eau des jardins rend dodu,
Prisonnier de son calice épineux
Comme un agneau dans les serres du vautour
Mais si l’on connait un peu de l’histoire de l’aubergine, on se perd encore en conjectures sur le sujet faussement simple de l’origine du nom latin melongena et de ses dérivés français mélonges ou mélongènes, à l’intrigante et peut être trompeuse parenté avec le nom du melon.
votre sujet est tres interessant,
pourriez vous me dire si les aubergines amères achetées dans les magasin exotiques sont des cultivars de solanum aethiopicum? celles vendues sous les noms de anguivi, ou encore gilo
tres cordialement annie claude bolomier