Multifonctionnalité et services écosystémiques
Dr Christine Aubry
Pour comprendre l’agriculture urbaine, il convient d’effectuer un bref retour sur les concepts de multifonctionnalité et de services écosystémiques. Les services écosystémiques de l’agriculture (bénéfices que les humains tirent directement ou indirectement du fonctionnement des agroécosystèmes) sont répartis en quatre grands types : approvisionnement, régulation, support, culturels. Le terme multifonctionnalité, pour sa part, renvoie aux rôles que les agricultures jouent pour les humains. Les deux concepts sont proches sans être identiques et renvoient surtout à des communautés scientifiques différentes : multifonctionnalité est surtout utilisé par les économistes, sociologues et géographes, et services écosystémiques par les écologues au sens large. Dire que l’agriculture urbaine, dans sa diversité, est multifonctionnelle, ou qu’elle rend de nombreux services écosystémiques, revient à dire qu’elle joue de multiples rôles pour les urbains : alimentaire, paysager, environnemental, économique et social. Il a été beaucoup publié sur la multifonctionnalité de l’agriculture urbaine (AU) et, plus récemment, sur ses services écosystémiques en tentant de les quantifier.
Quel(s) rôle(s) pour les populations ?
La fonction alimentaire peut, par exemple, être vue sous l’angle purement quantitatif : la contribution de l’AU à l’approvisionnement de la ville varie selon le type d’AU et est globalement difficile à quantifier. Dans les pays du Sud, l’essentiel des produits périssables (légumes, oeufs, lait…) provient de l’intra ou du périurbain proche, faute d’infrastructures de transport et de stockage pour les faire venir de loin. Dans nos contrées, ce sont souvent moins de 5 % du volume total consommé par les urbains qui proviennent aujourd’hui de l’AU (dont le périurbain). Mais à travers des circuits (très) courts, l’AU cherche à augmenter cette autonomie alimentaire, même si ce n’est qu’un peu et que sur certains produits. La fonction alimentaire de l’AU peut être aussi moins « globale », plus relative à certaines catégories de populations (autoproduction dans les jardins associatifs, qui est très variable1, familles vulnérables), voire se revendiquer plus « qualitative », l’AU étant réputée produire du très frais donc (?) de la qualité (gustative, nutritionnelle), ce qui est l’objet de recherches en cours.
L’AU peut aussi être plus orientée vers l’éducation à l’alimentation. On a alors une double fonction alimentaire et socio-éducative (ou un double service d’approvisionnement et culturel). Illustrons ici l’écart entre fonction et service écosystémique : les exploitations de grande culture en Ile-de-France, très performantes, produisent de 4 à 5 fois plus de blé panifiable que les besoins de la population régionale (fort service d’approvisionnement). Mais la région exporte largement sa farine, et en importe aussi, du fait de l’organisation actuelle des marchés du blé : sa « fonction alimentaire » pour les habitants de la région n’est donc pas priorisée. Pouvons-nous rendre la céréaliculture périurbaine francilienne plus urbaine et augmenter sa fonction alimentaire ?
Les différentes formes d’AU revêtent bien sûr des fonctions (ou offrent des « bouquets de services écosystémiques ») de poids bien différent : jardins associatifs (partagés, familiaux, pédagogiques, d’insertion) et microfermes sont les champions des fonctions éducatives et sociales (recréation de liens sociaux, éducation à l’environnement et à l’alimentation), tout en étant productifs et lieux d’une biodiversité considérable (dont le service de support qu’est l’accueil des pollinisateurs comme les abeilles), de rétention des eaux et de valorisation des déchets. Des formes d’AU plus productives et aux fonctions économiques plus affirmées se rencontrent dans les fermes périurbaines en circuits courts (souvent à fonction environnementale forte), et encore plus dans des serres urbaines ou des formes indoor. Celles-ci offrent en revanche généralement peu de services « culturels » directs, étant peu ou pas ouvertes au public.
Enfin, il peut y avoir « dis-service » ou questionnement sur le « prix à payer » pour certaines fonctions en AU : les risques de pollution des produits agricoles (aux métaux lourds par exemple) du fait d’un environnement urbain (souvent) pollué (sols, air, voire eau) sont fréquemment craints, bien que plus rarement mesurés (c’est un front de recherche actif), et souvent plus faibles que supposé ! Mais il faut clairement analyser sols, air et produits pour s’en assurer. Le coût énergétique de certaines formes high-tech est encore mal connu, et peut (mais pas systématiquement) être élevé. Enfin, le prix des denrées en AU, notamment en intra-urbain, peut être élevé si les fermes ne construisent leur modèle économique que sur la vente des produits, au vu du coût des facteurs de production (foncier, intrants, main-d’oeuvre).
L’AU rend donc de nombreux services (remplit de nombreuses fonctions) pour les urbains et c’est pourquoi, dans sa diversité, elle n’est pas qu’un phénomène de mode. Cependant, ceux qui lancent des projets d’AU ou les soutiennent ne sont souvent pas très clairs sur les fonctions ou les services qu’ils en attendent en priorité. Or, définir cette hiérarchie s’avère vraiment nécessaire pour choisir parmi les types d’AU possibles. Il faut donc aujourd’hui les aider à expliciter ces enjeux.
1 De 2 à près de 400 kg par parcelle en Région parisienne et à Montréal, selon la taille des parcelles mais aussi l’implication des jardiniers. D’après le travail de thèse de J. Pourias en 2014.