Les surprises hydrauliques dans les anciens jardins
Daniel Lejeune
L'histoire de la décoration des jardins ne peut passer sous silence les « surprises hydrauliques », ces inventions malfaisantes qui furent à la mode pendant deux siècles au moins et qui constituaient un agrément très apprécié des parcs et des jardins.
Les grottes de Téthys à Versailles, surprise hydraulique éphémère - © J. de Givry
Les Mémoires du temps nous ont conservé le souvenir des espiègleries du plus mauvais goût, qui étaient en usage dans le meilleur monde au XVIe et au XVIIe siècle. Le visiteur qui entrait dans un de ces fastueux jardins, comme il y en avait tant en France, en Italie, en Allemagne, s'exposait à être mystifié de diverses façons. Tantôt on l’égarait à dessein dans le dédale des allées d'un labyrinthe d'où il lui était bien difficile de sortir sans l'assistance d'un guide. Mais d'autres épreuves, plus cruelles, lui étaient réservées. Lorsque le jardinier, embusqué dans un massif de verdure, jugeait le moment propice, il ouvrait ses robinets. Soudain, les jets d'eau s'élançaient de tous côtés. La terre elle-même semblait distiller l'élément humide : des filets d'eau raides et menus jaillissaient sous les pieds du promeneur. C'était alors une grosse joie pour le propriétaire du lieu de voir s'enfuir, éperdu, le malheureux mystifié, sous la menace d'engins traîtreusement disséminés un peu partout. En général, le visiteur non averti ne sortait guère d'une grotte de jardin sans être trempé jusqu'aux os, trop heureux, après cela, s'il pouvait éviter le pont à bascule, destiné à le faire culbuter dans un fossé fangeux. Au moyen âge, on connaissait déjà ces mauvaises farces sous le nom de « joyeulsetez », ce qui prouve qu'elles passaient pour très plaisantes.
Dans un jardin flamand au XVIe siècle
Pour mouiller les dames
L'Italie a toujours été la terre classique des surprises hydrauliques. Il en existe encore dans les parcs de la Toscane... Au XVIe siècle, dit-on, Bianca Capello, femme de François de Médicis, duc de Toscane, orna les jardins de sa villa de Pratolino, près de Florence, de surprises hydrauliques et en répandit la mode en Europe. Les Toscans gardèrent, par tradition, cet art de leurs ancêtres, puisque Henri IV voulant, dans sa jovialité, meubler les jardins de son nouveau château de Saint-Germain-en-Laye de belles fontaines et d'amusantes surprises hydrauliques, ne sut mieux faire que de prendre à son service un ingénieur florentin nommé Francini, dont les descendants ont créé les admirables fontaines de Versailles. En France, on voit poindre les jeux puérils de l'hydraulique au commencement du XIVe siècle, au château de Hesdin, résidence favorite des comtes d'Artois. Ils avaient là un château fort et une maison de plaisance qui était un véritable palais où la mécanique amusante tenait une grande place… Un compte de dépenses très détaillé, daté de 1432, décrit ce qu'on appelait les « merveilles » de Hesdin. Colard-le-Voleur (sic), constructeur d'engins, reçut, cette année, 1.000 livres pour l'aménagement de machines et pièces articulées servant aux divertissements burlesques : automates distribuant des coups de bâton, appareils qui soufflaient au visage des poudres blanches ou noires, trappes par où l'on tombait dans des sacs pleins de plumes et de duvet, sans compter les surprises purement aquatiques : un pont croulant dans un bassin rempli d'eau; des statues qui inondaient ceux qui s'arrêtaient pour les regarder; un ermite qui faisait pleuvoir dans toute la salle, et bien d'autres choses… Ne manquaient pas non plus les conduits souterrains percés d'une infinité de trous « pour mouiller les dames en marchant par dessus ».
Une plaisanterie spirituelle
Au XVe siècle, on voit paraître les surprises hydrauliques dans les jardins italiens. Une gravure du Songe de Polyphile montre une surprise singulière que l'on croirait copiée sur le célèbre Manneken-Pis cher aux Bruxellois, si elle n'était antérieure. Or, le dominicain Colonna, auteur de ce roman archéologique, et qui l'écrivait en 1470, n'a fait que reproduire les curiosités du plus luxueux jardin de son temps, celui des Rucellaï, riche famille florentine. En 1488, Alphonse, duc de Calabre, construisait à Poggioreale, près de Naples, une villa splendide qui devint au XVIe siècle la maison de plaisance des rois de Naples. Au centre, une salle basse, dans laquelle on descendait par un escalier de huit ou dix marches, se trouvait reliée aux conduits d'eau et un mécanisme ingénieux permettait de la submerger en un tour de main. Une des distractions favorites d'Alphonse consistait à offrir dans cette salle des repas à des seigneurs et à des dames richement habillés. Même le grave Bernard Palissy admet les surprises hydrauliques dans le jardin idéal dont il a tracé le plan. S'il réprouve les pièges qui s'ouvrent sous les pieds du promeneur, il regarde comme une plaisanterie spirituelle la nymphe de marbre renversant son urne sur la tête du curieux absorbé par le déchiffrement d'une inscription gravée sur le piédestal.
A l'époque de la Renaissance, le grand écrivain Montaigne, dans le récit de ses voyages, relate le plaisir qu'il éprouva à voir fonctionner divers appareils hydrauliques. Prenons-le aux environs d'Augsbourg, en Allemagne, visitant les jardins d'une maison de campagne, appartenant aux Függer, famille célèbre de riches financiers. Là, comme en France, les jets d'eau qui arrosent les jambes des gens étaient en honneur. On ne craignait même pas de se divertir aux dépens des dames. On les invitait à se rendre au bord d'un bassin où évoluait un gros poisson, piège tendu à leur curiosité naturelle.
« Entre ces deux viviers, il y a place de dix pas de large, planchée d'ais ; au travers de ces ais, il y a force petites pouintes qui ne se voyent pas. Cependant que les dames sont amusées à voir jouer ce poisson, on ne fait que lâcher quelque ressort : soudain, toutes ces pouintes élancent de l'eau menue et roide jusques à la teste d'un homme, et remplissent les cotillions des dames... » Par la suite, Montaigne visite le Castello, maison de campagne du duc de Florence.
« ... se promenant par le jardin et en regardant les singularités, le jardinier les aïant pour cet effect laissé de compagnie, comme ils furent en certin endroit à contempler certenes figures de marbre, il sourdit sous leurs pieds et entre leurs jambes, par infinis petits trous, des trets d'eau si menus qu'ils étoient quasi invisibles et représentans souverenement bien le dégoût d'une petite pluie, de quoy ils furent tout arrosés, par le moyen de quelque ressort souterrain que le jardinier remuait à plus de cans pas de là ».
Douchés à Mondragone
Sous le climat italien, les aspersions présentaient peut-être moins d'inconvénients qu'au nord de l'Europe. Or les voyageurs nous apprennent que les surprises hydrauliques figuraient dans les jardins de la principale résidence de la Cour d'Angleterre sous Henri VIII et Elisabeth. Frédérik, duc de Wurtemberg, décrit une des fontaines qu'il a admirée à Hampton Court en 1592. « ...Fontaine superbe pourvue d'ingénieux jets d'eau au moyen desquels vous pouvez, si cela vous plaît, vous amuser à tremper complètement les dames et autres personnes qui se trouvent là ». Au XVIIIe siècle, les jeux hydrauliques fonctionnaient toujours dans les villas romaines. Le président de Brosses les mentionne plusieurs fois au cours d'un voyage qu'il fit en 1739 en Italie. Il raconte avec infiniment d'esprit comment lui et ses compagnons de voyage furent douchés à Mondragone des Borghèse et à la villa du Belvédère. Le règne de Louis XIII a été l'âge d'or des surprises hydrauliques en France. Elles abondaient à Saint-Cloud, à Rueil, au Château-Neuf de Saint-Germain-en-Laye où grottes et fontaines avaient été aménagées dans le goût italien par l'ingénieur Francini. Prenons le Journal de l'enfance et de la jeunesse de Louis XIII, rédigé par Héroard. Il raconte une promenade de Louis XIII, alors âgé de quatre ans, aux grottes du parc de Saint-Germain : « Le 27 avril 1605, mené aux grottes; il fait grande difficulté d'y entrer ; on lui promet de lui faire tourner le robinet, il y entre et prend plaisir à faire mouiller ceux qui y étoient. »
Le Nôtre hostile
Le Versailles de Louis XIV a possédé des engins d'aspersion. Le Nôtre leur était hostile, aussi les surprises hydrauliques furent-elles limitées à la grotte de Téthys, luxueux monument qui eut une durée éphémère... Il semble que cette grotte présentait à l'intérieur des effets d'eau dont on se garait difficilement. Le fabuliste La Fontaine l'a dit sous une forme poétique dans Psyché, roman qui contient une belle description de Versailles et de la grotte de Téthys :
« L'eau se croise, se joint, se rencontre, Se rompt, se précipite à travers les rochers, Et fait comme alambics distiller leurs planchers. Niches, enfoncements, rien ne sert de refuge : Ma muse est impuissante à peindre ce déluge. »
La mode des surprises hydrauliques était sur son déclin. On n'en voit plus guère au XVIIIe siècle…
Dans la catégorie des jeux
On trouvait encore au début du XXe siècle des surprises hydrauliques dans certains jardins de l'Espagne et surtout en Allemagne et en Hollande : au château de Wilhemshöhe, dernier séjour de Napoléon III, comme prisonnier ; au château de Hellbrünn, près Salzburg ; à Rosendaal, près la ville d'Arnheim; (Hollande), on s'amusait toujours aux dépens des visiteurs en les plaçant à des endroits où des jets d'eau les atteignaient de tous côtés, ou sur des sièges qui lâchent une fusée d'eau et autres enfantillages. En Italie, on connaissait, comme chose merveilleusement disposée, les jets d'eau en parfait fonctionnement de la villa du baron Well Weiss, à Lamate, près de Rho (province de Milan). Un autre appareil de ce genre fonctionne dans la villa Pallavicini, à Pegli (province de Gênes). Nous avons montré ce qu'étaient les surprises hydrauliques des anciens jardins. Leurs jets d'eau n'ont pas joué un rôle décoratif proprement dit, comme les jets permanents des fontaines et bassins. Ces inventions rentrent plutôt dans la catégorie des jeux ou divertissements de jardins. Malgré les échantillons de l'ingéniosité des hydrauliciens du vieux temps, conservés en certains endroits, nous doutons que nos architectes paysagistes rétablissent jamais les surprises hydrauliques dans leurs reconstitutions d'anciens jardins pur style, qu'ils cherchent pourtant à reproduire avec la plus scrupuleuse exactitude.