Les organes de réserve

Jean-Michel Groult

Dans le règne végétal, on n'a pas le choix : soit on fait des réserves pour se maintenir jusqu'à l'année suivante, soit on attend… sous forme de graines. C'est donc l'époque où les plantes de région tempérée et vivant plus d'une année forment des réserves pour l'année prochaine.

Ce chêne peine à repartir après un élégage sévère, parce qu'une partie de ses réserves lui manque - © Jean-Michel GroultVous connaissez certainement la nature des réserves végétales pour les savourer dans votre assiette : ce sont surtout des sucres, entre autres l'amidon, abondant dans la pomme de terre, et le saccharose qui accorde un goût sucré à la betterave. Lors du réveil printanier, la plante les mobilise facilement pour développer tout ce qui sera nécessaire à sa végétation. Ces réserves, elle les conserve sous terre, là où le gel et les prédateurs ont le moins de chance de les abîmer. La plus connue des formes de stockage de l'énergie que les plantes ont développées réside dans la racine charnue, à l’instar de celles que développent les carottes et les navets. On donne d'ailleurs à ce type de racine le qualificatif de « napiforme », par allusion au navet (napus en latin, Brassica rapa var. rapa de son nom scientifique). Ce cas se rencontre moins souvent chez les plantes pérennes, à l'exception des belles de nuit (Mirabilis jalapa). Les réserves de la racine principale ne sont pas toujours aussi abondantes : de telles quantités d'énergie ne sont nécessaires que chez les plantes soumises à une forte concurrence, à l'image de la bryone qui, tôt au printemps, doit se frayer un chemin vers la lumière avant que les arbustes situés au-dessus d'elle ne la plongent dans l'obscurité. On connaît aussi fort bien les réserves constituées dans les bulbes et les tubercules. Rien ne sert au jardinier amateur de rentrer dans le détail des termes forgés par les botanistes pour désigner les différentes formes d'organes de réserve souterrains. Les dictionnaires de botanique l’expliquent par ailleurs très bien. Il n'y a, en réalité, que trois possibilités d'épaississement d'un organe souterrain pour constituer des réserves : au niveau des racines, des tiges ou par le biais de feuilles qui sont alors modifiées.


Les racines charnues de la ficaire au repos, en automne - © Jean-Michel GroultRacines garde-manger

L'épaississement des racines secondaires n'est pas si fréquent qu'il y paraît dans le règne végétal. On le retrouve par exemple chez la ficaire. Si ce stratagème se retrouve aussi peu, c'est parce qu'il oblige la plante à disposer, en plus de cet organe de réserve, de bourgeons qui permettront d'exploiter ces réserves pour constituer de nouvelles pousses. Un bourgeon est une construction fragile, sensible à de nombreux aléas au cours de la dormance de la plante. Or, une racine privée de bourgeons, même avec beaucoup de réserves à disposition, aura du mal à en former de nouveaux. Certains végétaux en sont incapables. Si vous avez essayé de bouturer une racine charnue de dahlia, vous aurez constaté que si votre bouture ne comporte pas au moins un bourgeon, elle n'en forme pas et l'opération échoue. La racine charnue associée à des bourgeons s'avère forcément moins avantageuse qu'une solution « tout en un », où les bourgeons sont directement associés à la réserve. C'est la raison pour laquelle les provisions souterraines se retrouvent plus souvent au niveau des tiges poussant sous terre, ou encore dans des feuilles modifiées. Le tubercule de pomme de terre est une tige : si on l’observe de près, on voit que chaque « oeil » comporte une écaille à son bord. Cette écaille est une feuille atrophiée. On retrouve ce type de tubercule chez de nombreuses familles très différentes sur le plan botanique, comme les Astéracées (topinambours), les Tropaeolacées (capucine tubéreuse), les Oxalidacées (oca du Pérou)... Dans la pratique, les tubercules ne sont pas toujours faciles à distinguer des tiges souterraines, les rhizomes. Prenons comme exemple l'iris barbu (Iris germanica) : les jardiniers parlent souvent de « patate d'iris » pour désigner sa tige charnue rampant à demi-enterrée, et qui est en effet un rhizome. La distinction s'avère parfois artificielle, et ce serait une erreur de se focaliser sur les termes.
 

Les feuilles… parfois organes de réserve

Les feuilles charnues, faisant office de réserve, constituent ce que l'on appelle les bulbes, au sens botanique. L'oignon en est le meilleur exemple avec ses feuilles, les « peaux », qui s’imbriquent à la façon d'une poupée russe. Si vous exposez à la lumière un oignon, la tunique la plus extérieure va se colorer de vert, pourvu qu'elle ne soit pas masquée par des couches sèches. Cette couleur verte correspond au retour de la capacité à faire de la photosynthèse. On retrouve une disposition assez semblable chez le lis, où le bulbe est constitué de feuilles modifiées en écaille. On parle d'ailleurs de bulbe écailleux. Le lis ne peut utiliser la lumière à partir de son bulbe, contrairement à l'oignon, mais il a la faculté de former des bourgeons à partir de fragments. Cette faculté est mise à profit lors du bouturage d'écailles de lis.


PAS TOUCHE !

Les vrais bulbes sont très rares dans le règne végétal, en dehors des familles des Liliacées et des Amaryllidacées. Cette structure présente une grande vulnérabilité, puisque le bourgeon central reste protégé au cœur d'écaille (ou de feuilles charnues), ce qui est en fait un point très fragile. Il n'y a rien d'étonnant, d'ailleurs, à ce que des stratégies de défense des bulbes tendent à repousser les ravageurs. L'oignon et l'ail doivent leur saveur « alliacée » à la production de composés volatils qui ne se forment qu'en cas de rupture des parois cellulaires, dégâts typiques occasionnés par un ravageur aux dents longues. D'autres bulbes se protègent par la présence de composés toxiques dans leurs tissus, en particulier la galanthamine, qui agit sur les cellules nerveuses. Voilà pourquoi les campagnols et autres rongeurs délaissent les perce-neige et les narcisses, alors qu'ils s'attaquent aux tulipes plantées à proximité. Certaines tulipes sont protégées par des composés toxiques pour l'homme (tulipaline, tuliposide) mais trop peu actifs pour décourager les rongeurs…

Certains tubercules écailleux ressemblent d'ailleurs plus à un bourgeon qu'à une tige. C'est le cas de nombreux oxalis. Dans ce cas, le bourgeon agit comme une graine. Il est compact, il se disperse un peu partout aux alentours, et il pousse bien plus sûrement qu'une graine. L'avantage tient pour la plante à disperser une progéniture identique sur le plan génétique, mais qui a plus de chances de s'installer qu'une graine. Car la formation de bulbilles a pour la plante un coût énergétique plus important que de faire des graines. Si la sélection naturelle a favorisé ce type de propagation, c'est qu'il procure un avantage certain aux plantes concernées. L'oxalis débile (Oxalis debilis) est la mauvaise herbe la plus coriace et la plus prolifique qui soit !

Le bulbe écailleux et très prolifique de l'Oxalis debilis - © Jean-Michel GroultL'oca (Oxalis tuberosa) forme un tubercule : les bourgeons sont toujours soulignés par une zone plus claire - © Jean-Michel Groult

Bois garde-manger

Parmi les types de réserves nutritives que peuvent se constituer les plantes, nombre se situent dans les tiges, sans que cela soit très visible. Certaines plantes voient des portions de tiges s'épaissir et tomber à terre pour se comporter comme des tubercules. On le constate chez les plantes d'origine tropicale, à l'image de la « patate aérienne » (Dioscorea bulbifera), ainsi que chez des végétaux poussant en milieu aride. On pense moins souvent à ce phénomène sous nos latitudes, où il est pourtant très répandu, sous une forme différente. Car les réserves ne concernent pas que les plantes herbacées, loin s'en faut. Tout végétal pérenne possède ses propres réserves, y compris les arbres et les arbustes. Pour beaucoup, les réserves sont très minces. Si elles n'étaient entreposées qu'à un seul endroit de la plante (un bulbe ou un renflement), le moindre aléa se paierait par la mort de la plante. En réalité, les réserves des plantes ligneuses (celles qui forment du bois) sont réparties dans toute la plante, au sein de tissus qui ne sont pas spécialisés. Ainsi les arbres accumulent-ils eux aussi des réserves dans leur tronc. Elles se situent surtout au niveau des bourrelets, des plis et des moignons. Pour le jardinier comme l'arboriculteur, ce détail a de l'importance. Lorsque l'on coupe des branches toujours à un même endroit se forme non seulement un moignon, mais surtout des réserves. Supprimer les moignons revient à priver l'arbre d'une bonne partie de ses réserves, et donc à l'affaiblir. L'autre partie des réserves se trouve sous terre, au niveau des racines qui ont formé du bois. En cas de coupe à ras, de nombreuses essences peuvent repartir de la souche. D'autant plus que les arbres peuvent, sous terre, nouer des échanges nutritifs avec leurs congénères. Un phénomène fascinant qui fera l'objet d'un prochain épisode.

La carotte (ici une variété ancienne à chair blanche) voit sa racine principale s'épaissir. Elle est dite "napiforme" - © Jean-Michel Groult