Les légumes anciens : une voie pour le maintien et l’élargissement de la diversité des espèces potagères dans notre alimentation (partie III)
Jean-Yves Péron
Retour sur trente ans de travaux de recherche et de développement au service de la Filière légumière (partie III)
Après avoir évoqué dans deux précédents numéros l’exemple d’évolution comme la laitue ou la tomate, Jean-Yves Péron prend l’exemple du cerfeuil tubéreux et les importants travaux de recherche le concernant pour montrer le rôle des légumes anciens dans la diversité des espèces. Dans ce dernier article, l’auteur, en guise de conclusion, met l’accent sur la place de l’amélioration génétique préalable des espèces visées, les moyens à consacrer à la recherche et à la protection juridique. Sans oublier la prise en compte des qualités nutritionnelles et de la saveur d’un légume, le tout devant être rapidement accessible pour le consommateur.
Le cerfeuil tubéreux
La plante et son histoire
Le cerfeuil tubéreux, Chærophyllum bulbosum L. (Apiacées), est consommé par sa racine (Vilmorin-Andrieux, 1883), plus exactement par son hypocotyle tubérisé, doté d'une excellente qualité gastronomique[1]. Il a été introduit en France en 1846. Sa culture ne connut pas un véritable succès et resta confinée chez quelques familles maraîchères d’Etampes, de Châteauneuf/Loire) et de Dôle (Jura) où il était encore possible de la trouver jusqu'aux années 1980, date du début de nos travaux. La commercialisation qui en était faite, était réalisée en circuit court sur les marchés locaux. La difficulté phytotechnique de sa culture, liée à une grande complexité de la physiologie de la plante (voir ci-après), était la principale cause du non développement de ce légume en France et en Europe.
Les travaux d'amélioration génétique réalisés à l'INH
Alors que les premières recherches engagées à l'INH en 1982, permirent de mieux connaître la plante tant sur le plan morphologique que physiologique (Broux, 1985; Augé et Péron, 1989 ; Péron, 1990), un important programme d'amélioration du cerfeuil tubéreux fut engagé à partir de 1984 en faisant appel aux méthodes conventionnelles utilisées en sélection créatrice (Péron et Briard, 2002). Le programme de sélection, réalisé entre 1985 et 2001, est résumé dans la figure 9.
Figure 9 - Schéma de sélection adopté pour le cerfeuil tubéreux au laboratoire de Productions Légumières et Grainières de l’INH au cours de la période 1983-2001 et généalogie des lignées proposées en COV en juillet 2000.
Un premier programme, qualifié de court terme, a abouti à la création, en 1986, de la variété Altan par sélection massale pratiquée dans la population locale de Dôle (Fig. 10). Altan est caractérisée par un tubercule assez globuleux, épaulé et bouté en sol sableux, mais également par une semence à dormance embryonnaire[2] relativement prononcée, nécessitant sa mise en culture en nov./déc. comme pour toutes les populations locales.
Figure 10 - Plantes de cerfeuil tubéreux (variété Altan issue de sélection massale, obtenue en 1985) en phase de maturation de la racine.
[1] Le cerfeuil tubéreux est riche en MS et en réserves glucidiques. La composition biochimique des racines ainsi que son évolution en fonction de la durée et des conditions de conservation a été étudiée en 1984 par l’Université d’Orléans (Imbault et al. , 1985 ), puis par le Laboratoire de Biologie et de Technologie des Glucides de l'INRA de Nantes (Ayala et al. , 2002). En début de commercialisation (15 novembre) après une récolte intervenue au début de juillet, la MS représente 35% de la MF et le total des glucides est de 435 mg/g de MS. La répartition glucidique, en % du total, est la suivante : sucres réducteurs 2.3, sucres non réducteurs 64.9, amidon 32.8. Cela confère au légume, outre sa haute valeur gastronomique grâce à son arôme particulier et à son onctuosité, d’intéressantes potentialités de transformation alimentaire (Fig. 15).
[2] Seule, la stratification par froid humide pendant 45 jours à 4 °C permet de lever la dormance de l’akène de cerfeuil tubéreux (Augé et Péron, 1989). Cette particularité physiologique rendait obligatoire le semis au champ en novembre pour les populations locales et la variété Altan.
Parallèlement, un deuxième programme, plus ambitieux et engagé sur le long terme, concerna la réduction de la dormance embryonnaire de la semence, constituant ainsi l'axe principal de notre travail de sélection. Cependant, dans le même temps, d'autres critères de sélection comme l'amélioration du rendement ainsi que l'amélioration de la morphologie et de la coloration de la racine furent pris en considération. Au terme de 16 années de sélection, à raison d'un cycle de sélection tous les deux ans dû au caractère strictement bisannuel de la plante de cerfeuil, plusieurs lignées pures à faible dormance embryonnaire furent obtenues après une série d'autofécondations (Fig. 9), rendues possibles du fait de la bonne auto-compatibilité et du caractère peu marqué de l'inbreeding dans le matériel étudié. Deux de ces lignées, Véga et M4.10, rebaptisée Doléane (Fig. 11), intéressantes à la fois par le caractère peu dormant de la semence, la morphologie de la racine et le rendement, ont été sélectionnées en 1998. Le caractère dormant de leur semence est nettement plus réduit que celui d'Altan, variété témoin (Fig. 12 ci-dessous). Grâce à ce progrès génétique appréciable, désormais la mise en place de la culture de cerfeuil tubéreux peut intervenir en fin de février sans aucun artifice. En complément de notre programme de sélection, nous nous sommes attachés à accroître la variabilité génétique de l’espèce en mettant en collection de nombreuses populations sauvages à l’issue de prospections menées en Alsace et en Allemagne dans les vallées fluviales. Ces populations sont certes dotées, pour la plupart, d'une dormance embryonnaire très prononcée, mais également d'une précocité de maturation du tubercule remarquable, un critère qui peut s'avérer précieux dans l'amélioration de l’espèce.
Figure 12 – Evolution du pourcentage de germination de trois variétés de cerfeuil tubéreux entre 4 et 7 semaines après semis. ‘ Altan ’ (témoin) - caractérisée par une forte dormance embryonnaire de la semence -, ‘ Véga ’ et ‘M4.10’ = ‘Doléane’ - caractérisées par une faible dormance -, ont été semées le 20 février 2000.
Valorisation des travaux
Une première licence d'exploitation fut signée en 1986 entre l'INH et Royal Sluis France pour la commercialisation d'Altan. Puis, une demande de COV fut déposée en 2000 auprès du CPOV (Comité de la Protection des Obtentions Végétales) pour Véga et Doléane. Ces deux variétés, à semer dans la deuxième quinzaine de février et non pas en novembre, sont proposées aujourd’hui sous licence.
L'ensemble des travaux de sélection, engagés pendant près de 20 ans, a ouvert la voie à une émergence significative du cerfeuil tubéreux dans les circuits de distribution. Cependant, les progrès spectaculaires enregistrés sur le plan génétique ne doivent pas masquer le côté délicat de sa culture et de sa mise en marché. Un sol sableux pour l’obtention de tubercules de belle conformité et l’exigence d’une haute technicité de la part du maraîcher sont les deux atouts essentiels pour une réussite de la culture du cerfeuil tubéreux.( photo ci-dessus). Ajoutons à cela qu’au regard du caractère sucré et de la finesse aromatique de sa racine, le cerfeuil est la proie privilégiée de ravageurs tels que les lapins ou les corvidés à tel point qu’en zone infestée, une lutte sérieuse contre ces prédateurs doit être organisée (Fig. 14). Par ailleurs, une conservation des racines en chambre froide d’environ quatre mois est nécessaire avant de mettre le produit sur le marché. Cette longue période de stockage correspond à l’acquisition de la maturité gastronomique du cerfeuil et de son arôme particulier. La maturité commerciale du légume se traduit par l’apparition d’un bourgeon blanc à l’apex du tubercule.
Quelles perspectives de développement pour les vieilles variétés et les légumes anciens ?
Chez les espèces de grande consommation, nous avons montré la voie de la réémergence des variétés anciennes en réalisant une première action sur la laitue. Le mouvement s’est poursuivi par le produit tomate, puis a gagné l’oignon, la pomme de terre et, aujourd’hui, la carotte. La segmentation de nos légumes courants par l’intégration des variétés anciennes est une réalité ou un but à atteindre. Dans d’autres régions du Monde où se concentrent nombre d’ethnies, ce sont l’aubergine, les choux chinois… sur lesquels se focalise l’exploitation de la biodiversité phénotypique.Concernant les légumes anciens, leur renaissance repose principalement – nous l’avons souligné en évoquant les espèces étudiées dans notre laboratoire - sur une amélioration génétique préalable des espèces visées. Une voie d’investigation qui nous autorise à émettre quelques réflexions :
1- L'injection de progrès génétique, que nous considérons comme base essentielle pour assurer l'émergence éventuelle de légumes anciens, est un travail de longue haleine. Peut-on, un instant, imaginer, chez une espèce ancienne, la mise sur le marché d'un matériel génétique performant sous quelques mois en comparaison avec ce qui peut être atteint chez la tomate sur laquelle des centaines de généticiens et sélectionneurs s'affairent depuis de nombreuses décennies avec des moyens financiers énormes? Le combat est inégal et pas toujours bien compris de la part de nombreux agriculteurs qui, tentés par l'introduction de légumes anciens dans leurs exploitations, ont parfois des difficultés à contenir leur impatience. Cependant, au regard de ce qui se proclame dans les milieux scientifiques, ne sommes-nous pas en droit d'espérer de tirer bénéfice des techniques modernes d’amélioration liées aux biotechnologies ou à la génomique pour accélérer l’injection de progrès génétique chez les espèces anciennes? Il y a là un challenge intéressant à relever, ne serait ce que d'un point de vue purement scientifique.
2- Mener un programme d'amélioration génétique sur une espèce ancienne nécessite, à l'évidence, des fonds publics non négligeables, étalés dans le temps et fidélisés. Or, nombre de nos dossiers de demande de financement, naturellement soumis à évaluation, connurent un mauvais sort devant notre incapacité évidente à démontrer l'intérêt économique de tel ou tel légume ancien, si ce ne fut que de clamer la contribution basique de cette espèce à la diversification de notre alimentation. Mais, inversement, sur quels critères un expert scientifique pouvait-il se baser pour pronostiquer l'absence de marché potentiel pour le légume en question? Nous sommes en droit de nous interroger parfois sur la pertinence des expertises quand nous avons connu ce genre de mésaventure pour des espèces aujourd'hui en réelle émergence.
3- Comme pour toute espèce légumière de grande consommation, il est souhaitable d'assurer une protection juridique pour les créations variétales chez des légumes anciens. Ces espèces sont classées dans les espèces mineures pour lesquelles il ne peut y avoir d'inscription au catalogue officiel des variétés. Cependant, suite au décret n° 95-1407 du 28 décembre 1995 portant sur l'attribution de certificat d'obtention végétale (COV), la protection des obtentions chez les espèces anciennes est devenue possible. Elle permet une juste rémunération du travail de recherche, source de financement pour de travaux futurs. Elle est également un encouragement envers les maraîchers qui souhaitent assurer le développement d’un légume nouveau en concertation étroite avec le laboratoire de recherche. Nous ne pouvons pas, pour autant, éviter les mouvements de resquille au bout de certaines parcelles maraîchères !
Une diversité maximale des saveurs
La présentation des travaux sur les espèces étudiées à l’INH depuis 1975 comme le crosne du Japon, le cerfeuil tubéreux ou le crambé maritime ainsi que les remarques qui viennent d’être faites, montrent qu'en définitive, l'amélioration génétique des espèces anciennes demande une persévérance et un soutien dans l'action. Par sa contribution à la sauvegarde de la biodiversité et à sa valorisation (Péron et Dubost, 1992), elle doit trouver sa place dans la Recherche publique à condition que les instances scientifiques et les acteurs économiques reconnaissent la pertinence de la thématique pour le bien-être de la société. A ce titre, nous ne pouvons que regretter le sort qu'a connu le crambé maritime, que beaucoup reconnaissaient, parmi ceux que l'INH ait étudiés (Péron et al, 1991), comme le légume le plus séduisant sur le plan alimentaire. L'exigence en besoins financiers pour une nécessaire amélioration génétique de l’espèce sur un long terme et pour une meilleure connaissance du légume par le consommateur, ajoutée au scepticisme des autorités de l’Etat sur son avenir économique, n'ont pas permis de prolonger au-delà de 1995 le programme de recherche engagé en 1982. Sur le plan de la pertinence à vouloir engager des actions de recherche sur telle ou elle espèce légumière oubliée, il ne faut pas avancer que le choix est dicté par l’intérêt du légume pour notre nutrition ou que l’on recherche, chez l’espèce retenue, des qualités nutritionnelles spécifiques. Il faut plutôt se limiter à reconnaître chez elle un intérêt pour sa sapidité – apport d’une saveur originale et aussi agréable que possible – avec l’espoir que son accessibilité à la consommation soit le lot du plus grand nombre d’entre nous. La recherche d’une diversité maximale de saveurs n’est-il pas le but à atteindre (Péron, 2009)?
Bibliographie
Augé, R., Péron, J.Y., 1989. Etude des conditions de la germination des semences de cerfeuil tubéreux (Chaerophyllum bulbosum L.). Acta Horti. 242 : 239-247.
Ayala Garay, O.J., Briard, M., Planchot, V., Péron, J.Y., 2003. Chaerophyllum bulbosum L.: a new vegetable interesting for its root carbohydrates reserves. Proc. International symposium on substainable use of plant biodiversity to promote new opportunities for horticultural production development. Antalya, Turquie, 6-9 novembre 2001, Eds E. Düzyaman & Y. Tüzel. Acta Horti., 598: 227-234.
Broux, I., 1985. Etude de la biologie du cerfeuil tubéreux (Chaerophyllum bulbosum L.) et définition d'un programme d'amélioration génétique de l'espèce. Maîtrise de biophysiologie appliquée aux productions végétales, Université d'Angers : 42 p.
Imbault, N. , Joseph, C. , Billot, J. , 1985. Etude biochimique des reserves de la racine de cerfeuil tubéreux (Chaerophyllum bulbosum L.). In : Rapport d’activité du groupe de travail de recherche sur le cerfeuil tubéreux : 19 p.
Péron, J.Y., 1990 - Tuberous rooted chervil : a new root vegetable for temperate climates. Proc. First American Symp. on new crops, Indianapolis 22-24 Octobre 1998. Advances on new crops, Timber Press : 419-422.
Péron, J.Y., Dubost, D., 1992. Revalorization of lost vegetables : a contribution to preservation of genetic resources. Acta Horti. 318 : 263-270.
Péron, J.Y., Briard, M., 2002. Breeding advances in tuberous-rooted chervil (Chaerophyllum bulbosum L.), a new ‘old vegetable’ among the Apiaceae. Acta Horti. 598 : 235-242.
Péron, J.Y., Goujet, M., Declerq, B.,1991. Composition nutritionnelle du crambé maritime (Crambe maritima L.). Sci. Aliments 11 (4) : 683 - 691.
Vilmorin-Andrieux et Cie, 1883. Les plantes potagères. Description des principaux légumes des climats tempérés. Ed. Vilmorin-Andrieux, Paris : 79-80.
mars-avril 2013