Les légumes anciens : l’avenir d’une alimentation diversifiée (partie II)
Jean-Yves Péron
Nos travaux en matière de diversification interspécifique
Nous proposons de résumer les travaux réalisés et les acquis enregistrés principalement chez le crosne (Stachys sieboldii), le cerfeuil tubéreux (Chærophyllum bulbosum), le crambé maritime (Crambe maritima), l’hélianti (Helianthus strumosus), le coqueret du Pérou (Physalis peruviana) et le pépino (Solanum muricatum). Leur valorisation aura connu diverses fortunes. A partir de ces exemples, nous dégagerons quelques éléments de réflexion sur le développement des espèces et variétés légumières anciennes prises dans leur globalité [1].
Le crosne du Japon (Stachys sieboldii Miq.)
La plante et son histoire avant le démarrage de nos travaux
Le crosne du Japon, de la famille des Labiacées, est une espèce à multiplication végétative qui produit, comme la pomme de terre, des tubercules à l'extrémité des rameaux stolonifères se développant en période estivale. La tubérisation intervient lorsque la température moyenne s'établit aux environs de 15°C, c'est-à-dire dans la seconde partie de l'automne en zone septentrionale française. Les tubercules (Fig. 7b), d'un blanc nacré à la récolte et riches en stachyose, ne subissent pas de subérisation comme ceux de la pomme de terre. Cela leur confère une mauvaise capacité de conservation après récolte se traduisant par un dessèchement et un brunissement rapides qui déprécient le légume lorsqu’il est mal ou trop longtemps conservé. Le crosne est considéré en France comme un légume festif. Etudié dans un premier temps par Pailleux et Bois (1927) après son introduction en France en 1882, le crosne du Japon, en réalité originaire de Chine, a connu un développement économique intéressant, notamment entre les deux guerres mondiales. Et, de ce fait, les générations de consommateurs les plus anciennes ont encore la mémoire de ce légume gastronomique. L'après-guerre, marqué par la pénurie alimentaire et par l'engouement vers le « facile à produire », sonna le déclin du crosne en France jusqu'à sa disparition quasi totale vers 1972. La très faible productivité des plantes et la pénibilité de la récolte des tubercules, effectuée toujours en hiver, en sont les principales raisons.
Les travaux de régénération de l'espèce
En conformité avec ce que nous voulions rechercher en matière de diversification, le crosne fut la première espèce à laquelle nous nous attachâmes. Une des façons d'envisager la réhabilitation du crosne en France était d'apporter un progrès au niveau du matériel génétique cultivé. Le caractère de reproduction asexuée[2] de l'espèce nous conduisit en toute logique à opérer une sélection sanitaire de l'espèce, à l’identique de ce qui a été entrepris chez la pomme de terre, cela en faisant appel à la culture de méristème, moyen élégant d'éliminer les virus présents dans la plante. Ce travail a pu être réalisé sur une population trouvée in extremis chez un agriculteur retraité à Beaufort-en-Vallée dans le Maine-et-Loire. L'étude de la régénération du crosne a été engagée en 1974 en collaboration avec le Laboratoire de Sciences Biologiques de l'INH avec la mise au point du milieu d'élevage du méristème (Boccon-Gibod, 1978) puis du milieu de micropropagation. Ces milieux ont été améliorés par la suite. Le matériel régénéré par culture de méristème a permis d'obtenir un clone nommé VB74, indemne de virus comme ont pu le vérifier la Station INRA de pathologie végétale d'Angers/Beaucouzé (Morant et al., 1982) puis celle de Rennes/Le Rheu (Migliori et al., 1989). Les performances agronomiques de ce clone ont été comparées, sur différents sites de culture, à celles de la population d'origine, fortement virosée comme le montre la Figure 7a . (. Le rendement par plante est plus que quadruplé chez le matériel régénéré par rapport à celui de la population d'origine (Fig. 8). Cette augmentation spectaculaire du rendement provient à la fois du poids moyen du tubercule et du nombre de tubercules par plante.
Valorisation des travaux
Dès 1981, l'INH - alors l'ENITHP - signait une licence exclusive d'exploitation du clone VB74 avec la coopérative Fleuron d'Anjou par laquelle la coopérative s'engageait à produire, en une seule génération et dans des conditions d'isolement sous toile anti-insectes et de sol désinfecté, des semences commerciales indemnes de virus et à en assurer la commercialisation. A charge pour l'INH de fournir, chaque année, les semences de base nécessaires au programme de multiplication. Depuis 1990, cette fourniture se fait sous forme de plants in vitro ayant subi une phase d'acclimatation sous abri à l’INH. Parallèlement, notre laboratoire engagea des travaux sur la variabilité du crosne. Un clone en provenance du BVRC (Beijing Vegetable Research Center) de Pékin – avec lequel nous entretenions d’étroites relations de collaboration -, à notre grande surprise, fut l’objet d’une floraison massive, jusqu’alors jamais décrite. Certaines des semences noires obtenues s’avérèrent viables. De celles-ci, quatre clones différents furent créés (Péron et Briard, 1998) - Fig. 7c et 7d -. La collaboration avec Fleuron d’Anjou fut exemplaire à tous les égards. Elle court toujours. Les quantités de semences commerciales produites, aussi ajustées que possible aux besoins des producteurs de crosne, assure une la fidélisation d’une clientèle professionnelle qui reconnaît l'intérêt d'utiliser le matériel régénéré. L'ensemble de ces éléments ont a permis de relancer de façon spectaculaire la consommation du crosne en France, comme le prouve la présence du légume dans les GMS grandes et moyennes surfaces ainsi que dans certaines chaînes de surgelés (Péron, 1986).
Le cerfeuil tubéreux
(voir dans le prochain numéro, la partie III)
[1] Traitement en partie III
[2] Il faut y mettre un bémol (voir ci-après)..
Le crambé maritime
La plante et son histoire en agriculture
Le crambé maritime, Crambe maritima L., encore appelé chou marin, est une Brassicacée qui vit à l'état sauvage sur le littoral de l'Europe occidentale (Fig. 16) - Océan atlantique et surtout Manche - et de la Mer Noire. Il s'agit d'une plante pérenne chez laquelle sont consommées les jeunes pousses étiolées[3] qui se développent à la reprise de la croissance de la plante au printemps. Si le crambé a fait l'objet de cueillette de la part des populations primitives vivant en bordure de mer, sa culture a dû être pratiquée par les Grecs (selon les écrits de Pline, crambé était synonyme de chou). Les premières cultures en Europe du Nord-Ouest ont été réalisées en Angleterre au XVIIe siècle. Les techniques de production y ont été constamment améliorées : apport de sable et de gravier sur les plantes, puis apport de fumier et de cloches ou de caisses, enfin forçage en serre. La culture du crambé maritime disparaît en Angleterre avec la Seconde Guerre mondiale. Pendant ce temps, en France, la culture du crambé s'est strictement limitée au jardinage, et sans commercialisation. La consommation des pousses, achetées sur les marchés, a toujours été limitée au produit importé d'Angleterre.
Les travaux réalisés à l’INH
L'excellence du positionnement alimentaire des pousses étiolées (Fig. 17) du crambé maritime nous a amenés à étudier, dès 1982, les conditions de la réémergence de cette production. Les travaux menés à l’INH ont abouti à la création d'un clone et, dès 1982, ont permis de mettre au point une méthode de micropropagation in vitro afin d'assurer une diffusion rapide du matériel génétique de départ. Ils ont permis d'autre part de définir les conditions phytotechniques et économiques de la réémergence de la production du crambé maritime. Le modèle de l’endive a été proposé pour sa culture. Parallèlement, le crambé a été étudié sur le plan de sa valeur nutritionnelle (composition nutritionnelle des pousses étiolées et teneur en glucosinolates du fait de son appartenance à la famille des Brassicacées), de son aptitude de à la conservation après la récolte et de son conditionnement commercial (Péron et al, 1991). Après une collaboration de quatre ans (1983-1987) avec le Comité économique Fruits et Légumes de Bretagne qui s’est soldée par un échec faute d’une rentabilité suffisante de la culture, dénoncée par les endiviers bretons, puis les tentatives de développement dans le Val de Loire ainsi qu’en Angleterre, les recherches sur le crambé maritime ont néanmoins été poursuivies. Elles ont alors concerné à la fois la physiologie, l'amélioration génétique et l'amélioration phytotechnique de la plante dans un double objectif :
- remplacer à moyen terme la méthode de mise en place de la culture par boutures par celle de la mise en place de la culture par semis,
- accroître, par cette technique, la productivité de la plante et l'homogénéité de la culture en forçage et, ainsi, abaisser le coût de production[4], un préalable à l’assurance d’un développement significatif de ce légume, au demeurant très intéressant sur le plan alimentaire (légume prêt à l'emploi, à consommer cru ou blanchi et , riche en fibres végétales et très pauvre en nitrates).
Les travaux sur le crambé maritime ont été arrêtés en 1997 pour permettre un meilleur investissement dans les recherches sur le cerfeuil tubéreux, jugé plus porteur par nos Ministères de tutelle de l’époque.
L’hélianti
L’hélianti (Helianthus strumosus L.) qui appartient à la famille des Astéracées, est une espèce à multiplication végétative par son tubercule. Il est originaire de l'Amérique du Nord où, curieusement, les formes cultivées ne semblent plus exister. Son introduction en Europe date de 1902. Proche du topinambour, l'hélianti développe, à partir de la plantation d’un tubercule en début de printemps, une forte tige de plus de deux mètres. Au collet de la plante, durant la période de jours longs se développeront des stolons qui, à la faveur des conditions climatiques automnales, feront l’objet d’une tubérisation à leurs extrémités. C’est pour la raison pour laquelle la plante doit être butée en cours de culture. Le tubercule, aussi engageant que celui du topinambour, est fusiforme, de couleur jaune rosâtre (Fig. 186). En cours de maturation, il subit une forte subérisation qui lui confère une bonne capacité de conservation après récolte. Par sa richesse en inuline, il ne manque pas d’intérêt sur le plan alimentaire ou, tout au moins, sur le plan gastronomique car sa chair (24% de matière sèche) est nettement plus ferme et plus aromatique que celle du topinambour (Corvoisier, 1991). Sa saveur est proche de celle de l’artichaut. La chair ne se délite pas à la cuisson. Face au développement commercial naissant de ce légume appuyé par des essais culinaires encourageants réalisés par les meilleurs chefs cuisiniers angevins de l’époque, nous avions engagée en 1991 une étude de la physiologie du développement et de la variabilité génétique de l'espèce. De là, quelques clones furent sélectionnés puis firent l’objet d’une diffusion, facilitée par la ratification d’une convention entre l’INH et la Coopérative Fleuron d’Anjou. Aujourd’hui, le développement commercial de l’hélianti reste en retrait par rapport à celui du topinambour. Pour inverser la tendance, il conviendrait, dans les actions d’information auprès du consommateur, de mettre l’accent sur la valeur gastronomique de son tubercule.
Le coqueret du Pérou et le pépino, espèces andines oubliée
Le coqueret du Pérou
Le coqueret du Pérou (Physalis peruviana L.), originaire du Pérou et du Nord Chili, a été étudié dès 1982[5]. Son comportement physiologique et agronomique est assez voisin de celui de la tomate à l'exception de la fructification qui est lente, tardive et échelonnée. En Anjou, la récolte des fruits intervient de fin août jusqu'au début des gelées. Suite à ces travaux qui comprenaient également un programme d'amélioration génétique, la culture a été lancée en France en 1987, strictement en pleine terre, d’abord dans la région de Valence, puis dans le Sud-ouest, notamment dans le Lot-et-Garonne. Ce lancement s’est appuyé sur une commercialisation du matériel végétal de l’INH – au demeurant, une variété d’excellente qualité gustative (Fig. 19) - par la firme semencière Royal Sluis (Vente et Marketing), aujourd’hui Sakata France. La connotation exotique du coqueret du Pérou a été largement favorable à un développement de cette espèce sur le marché européen. Mais, devant l’intérêt manifesté par les Européens – la pâtisserie en est la cible principale – pour ce légume fruit, une renaissance significative de la culture du coqueret du Pérou s’est faite jour dans sa région d'origine avec des coûts de production sans commune mesure avec ceux obtenus en Europe, jusqu’à investir irrémédiablement toutes les places de distribution européennes[6]. Les conséquences ne se sont pas faites attendre : quasi disparition de la production du Physalis en Europe, évaporation de notre matériel génétique, pourtant bien supérieur au coqueret colombien pour la qualité du fruit.
Le pépino
Le pépino (Solanum muricatum Ait.), également appelé melon-poire, est une espèce traditionnelle andine à connotation de légume-fruit exotique (Fig. 20). Il a été étudié au laboratoire à partir de 1987. Les travaux ont essentiellement porté sur l'étude du comportement physiologique de la plante, la mise au point phytotechnique de l'espèce, la mise en collection de divers génotypes. Un programme d'amélioration génétique du pépino avait été également amorcé par la mise en place d’une collection variétale en provenance des Pays-Bas (station de recherche de Naaldwijk), de l’Equateur et d’Espagne (Université polytechnique de Valence) pour la création de nouveaux clones, la mise en place de la culture se faisant par boutures (Eschbach, 1992). Un groupe de travail sur le pépino a été constitué au niveau français (INH/INRA Monfavet/CATE St-Pol de Léon, restaurants angevins) pour une contribution collective à une meilleure connaissance de l'espèce tant sur le plan biologique qu’agronomique (Geffroy, 1993) ou alimentaire, en vue de son développement commercial (Fig. 21). Malgré tous ces efforts et une diffusion méritoire du matériel végétal dans les jardineries, l’intérêt de la filière légumière française à l’égard de ce produit, aussi attractif soit-il, est demeuré très faible. En cause, une fructification trop longue comparativement à celle de la tomate et, allant de paire avec cette caractéristique, des fruits à l’étal souvent immatures, donc plutôt fades au goût et, au bout du compte, décevants pour les consommateurs intéressés. Partant de là, à compter de 1998, notre activité sur cette espèce s’est limitée au maintien d’une collection variétale et à l’intégration de celle-ci dans le réseau européen EGGNET – Gestion et management des ressources génétiques de l’Aubergine et des espèces apparentées - dont la coordination est assurée par le Centre INRA de Montfavet (Daunay and al., 2005). Aujourd’hui, en Europe, seul le CCMAV (Centro de Conservacion y Mejora del la Agrodiversidad Valenciana) de l’UPV Valence (Pr. Jaime Prohens) maintient un programme d’amélioration génétique sur le pépino et assure une collaboration avec une coopérative maraîchère locale pour le développement de sa culture.
[3] A condition que la plante cultivée en sol sableux soit butée ou placée en obscurité totale.
[4] L'ensemble de ces actions reposait sur une étude préalable de la variabilité génétique, jugée intéressante lors de nos études antérieures, à partir de l'exploitation de matériel sauvage très abondant sur le littoral de l'Atlantique Nord, de la Manche et de la Mer du Nord et que nous avons collecté.
[5] Deux autres espèces dans le genre Physalis furent également étudiées : P. pruinosa et P. ixocarpa.
[6] En 2004, un grossiste de Rungis importait 500 t de Physalis en provenance de la Colombie, leader mondial incontesté de la culture du Physalis. Une masse qui représente soit 5 millions de barquettes de 100 g !