Le virus le plus coûteux de l’histoire

Daniel Lejeune

Il existe une bonne centaine d’espèces de tulipes originaires de l'Europe, du nord de l'Afrique et de l'Asie occidentale et centrale, jusqu'au Japon. La tulipe n’est nullement originaire de la Turquie qui en avait fait l'une de ses fleurs préférées, Istambul l'ayant reçue en tribut des confins du Kazakhstan où poussent d’ailleurs de nombreuses espèces.

En 1389, lors d’une grande bataille entre turcs et serbo-bosniaques, au Kosovo, un chroniqueur compara les turbans portés par la foule des protagonistes à un immense jardin de tulipes. Le mot Tulipe dérive précisément du nom turc du turban. En 1453, immédiatement après la prise de Constantinople, naquit un important mouvement artistique. Influencé par les productions chinoises arrivant par la route de la soie, un art de la céramique se développa à Iznik (l’ancienne Nicée). La tulipe, l’oeillet, la jacinthe et l’églantine y sont brillamment figurées. De 1546 à 1549, Pierre Belon (1517-1564) séjourna au Levant et en Turquie et fit l’éloge des jardins turcs. Constantinople était alors la ville la plus riche du monde et Soliman 1er le Magnifique (1494-1566), faisait pratiquer un jardinage intensif dans sa résidence d’été à Andrinople.


 

Tulipe Louis XVI - The florist guide, 1830

L'attrait de la tulipe

On connaît l’histoire officielle de l’introduction des tulipes en Europe : en 1554, Ogier Ghislain de Busbecq (1522-1592), diplomate de l’empereur Ferdinand de Habsbourg à la cour de Soliman, envoya des bulbes à son ami Charles de l’Ecluse, alors à Vienne, lequel les diffusa largement lorsqu’il emporta ses collections à Leyde, où il fut nommé professeur de botanique en 1593. Il semble pourtant que les bourgeois d’Amsterdam cultivaient déjà des tulipes vers 1550. Dans tous les cas, la diffusion de cette plante allait bon train. En 1559, Conrad Gesner (1515-1565) remarqua une tulipe rouge cultivée dans le jardin du conseiller Herwart à Augsbourg. Il la décrivit en 1561 sous le nom de Tulipa turcorum. La première description de Tulipe parue aux Pays-Bas est due à Dodoens, en 1566. On trouve également 54 belles illustrations de tulipes  dans l’Hortus Eystettensis, de Basilus Besler, publié en 1613, simple choix parmi les quelques 500 sortes qui étaient cultivées dans le jardin d’Eichstätt (Hainhoffer, 1881) ! En 1581, Mathias de Lobel décrit différentes variétés apparues en culture. Selon un catalogue anglais de 1620, leur nombre atteignait environ 700. En France et en Hollande, entre 1610 et 1615, la tulipe était consacrée comme fleur à la mode. On pense que l’attrait pour la tulipe, adoptée à la cour royale de France par les dames, a joué un rôle moteur dans la culture de cette dernière (Polman-Mooy, RH 1889 : La tulipoe, son histoire, sa culture). En 1614, Crispinjn Van de Passe diffuse un catalogue commercial de plantes de jardin illustré, « Hortus floridus ». L’édition de 1617 est complétée de 20 tulipes supplémentaires, dont une à pétales pointillés et panachés. A noter que les obtenteurs sont cités, ce qui est remarquable en ce XVIIe siècle débutant où apparaît un singulier phénomène : les prix des tulipes panachées « fines » ou « cassées » comme on disait à l’époque, ne cessent d’augmenter devant la demande croissante de la clientèle.

 

Une offre à 13 000 florins

En 1623, une ‘Semper Augustus’ se vendait 1000 florins pour un revenu annuel moyen de 150 florins. Cette variété faisait l’objet d’une culture monopolistique de la part du Grand Pensionnaire d’Amsterdam, le docteur Adriaen Paux. Semper Augustus était particulièrement appréciée. Son cours ne fléchissait pas, du fait qu’elle était d'un aspect stable et se multipliait parcimonieusement. En 1624, il ne produisit que 12 bulbes à vendre estimés à 1200 florins pièce. En 1625, le prix avait plus que doublé. En 1633,  le bulbe atteignit 10 000  florins, prix d’une maison avec jardin et écurie à Amsterdam, en plein centre-ville. A Hoorn, un amateur offrit une maison contre trois tulipes rares. On enregistra même une offre à 13 000 florins. Chaque jour se réunissait le comité des cultivateurs pour encadrer le marché. Rapidement, ce comité fut responsable de la vente publique des bulbes qui tombaient ensuite dans une spéculation effrénée, voyant leur prix décupler en une semaine. Les terrains de culture durent être gardés jour et nuit. En 1635, il arriva que des acheteurs durent se grouper pour acheter en commun un seul bulbe d’une variété rare, dont ils étaient donc propriétaires par actions. De plus, alors que les spéculations étaient primitivement limitées à la période saisonnière allant de l’arrachage des bulbes en juin à leur replantation en octobre, on commença bientôt à faire commerce de promesses bien avant récolte et sur de simples estimations du poids des bulbes, enregistré sur un certificat. Le poids des bulbes était mesuré en grains (20 grains = 1 gramme). La suite logique fut la spéculation sur les seuls certificats !

Tulipa Gesneriana Duchesse de Toscane - Herbier de l'amateur de fleurs, 1835Tulipe - Grandville, 1846

 


Huit fois le prix d'un veau

La tulipomania, folie spéculative, vécut son apogée de 1634 à 1637. Durant cette période où ruines et procès furent monnaie courante, apparut un phénomène singulier : la commande de peintures de fleurs, moins onéreux que les tulipes elles-mêmes ! En 1637, un bulbe peut valoir le prix d’une ou deux maisons, soit 8 fois le prix d’un veau gras et 15 fois le salaire annuel d’un artisan.

Une étude de l’écossais Mackay publiée en 1841, cite la valeur équivalente en marchandises échangées contre un seul bulbe de la variété 'Vice-Roi' : 2 muids de blé, 4 muids de seigle, 4 bœufs gras, 8 porcs gras, 12 moutons gras, 2 barriques de vin, 4 tonneaux de bière, 2 tonnes de beurre, 1 lit complet, 1 habillement complet, 1 gobelet d’argent. La valeur totale représentant

2500 florins, soit l'équivalent d'environ 25 000 Euros. (On a prétendu que cette transaction n’avait jamais eu lieu et qu’il ne s’agissait à l'origine que d’une intention pamphlétaire).

La 'Semper Augustus' était par ailleurs particulièrement rare : un riche particulier, pour en avoir une, offrit 4600 florins avec une belle voiture attelée de deux chevaux et tous les accessoires. Un autre céda un bulbe contre douze arpents de terre.

 

Tulipe panache - Robert Thornton, vers 1800 Dans les jardins de Topkapi

Cette fièvre allait jusqu’au délire : plutôt que de savoir une plante unique entre les mains d’un autre, un amateur en écrasa l’oignon sous son pied. On raconte aussi l'anecdote d'un bulbe hors de prix de 'Semper Augustus', confié à la livraison d'un commissionnaire ignorant et qui finit dans l'estomac de ce dernier, en guise de frugal repas. La spéculation s’arrêta brusquement le  3 février 1637. Ce jour–là, aucune tulipe ne trouva d’acheteur parmi les négociants d’Haarlem. Un décret avait été pris pour stopper la folie. De nombreux spéculateurs furent ruinés, ce qui ne va pas sans annoncer ce que vivra la France de Philippe d'Orléans en 1720 avec l'effondrement du système de l'écossais Law. Une folie analogue faillit naître au XVIIIe siècle, en Turquie cette fois, où en 1702, le sultan Ahmed III (1703-1730) accédant au trône, décida d’organiser chaque année une célébration annuelle de la tulipe « Lalè-Tschiraghany » dans les jardins de Topkapi, illuminés, à l’exemple de son gendre, le grand Vizir Ibrahim Pacha. Le règne d’Ahmed III a d'ailleurs été appelé « l’ère des tulipes ».

La conséquence de cette aventure est que dans le langage symbolique des fleurs, la Tulipe a longtemps symbolisé la vanité, la vaine renommée et l’aveuglement de l’esprit. La bulle spéculative hollandaise avait eu pour origine et pour principal moteur la recherche effrénée de tulipes « fines » ou « cassées » comme on les appelait alors. Leur aspect était instable et quelque peu imprévisible d’une année sur l’autre. En 1634, on en connaissait près de 400 variétés. ‘Admiraal van Enkhuyzen’ était la plus estimée et la plus facile à obtenir et à conserver En 1800, un bulbe de cette variété fut encore vendu 10 000 florins. Il y eut encore une tulipe 'Louis XVI', éditée semble-t-il en 1789, qui rappelle que la tulipe avait été adoptée fleur de cour à Versailles. Krelage, le célèbre spécialiste de la culture de bulbes de Haarlem présentait toujours 2200 variétés en 1874, essentiellement des tulipes « de Gesner ».

 

Le polyvirus en cause

Il reste aujourd'hui quelque 400 variétés et cultivars de tulipes répertoriés, mais elles sont indemnes de virus... et de panachure... sauf sans doute la catégorie des « Perroquets » ? Les amateurs hollandais du XVIIe siècle avaient découvert la contamination empirique de la panachure en mettant en contact le bulbe d'une nouvelle tulipe avec une fraction de bulbe d'une tulipe déjà « cassée ». Dans les années 1930, les travaux de Cayley sur la transmission du virus de la tulipe par greffage démontrent que ces panachures, si prisées, en sont la conséquence. Le virus en cause est un polyvirus (Tulip breaking) véhiculé par le puceron du pêcher (Myzus persicae). Il infecte la plante et les bulbilles qu’elle produit, mais pas les graines. Le processus d'obtention de ces tulipes virosées était très lent, une graine ne donnant une plante fleurie que 6 ou 7 ans plus tard et un nombre annuel de bulbille plus faible encore que chez les plantes saines.

Quelle belle maladie !

 

Hommes et Plantes

Alors que Jardins de France aborde l’important sujet des plantes bulbeuses, rhizomateuses et plus généralement à réserves souterraines, il nous est agréable de rappeler le numéro 77 (avril/mai 2011) de notre revue amie Hommes et plantes, revue du CCVS, qui présente la collection nationale de tulipes de Laurent Lieser, passionné de tulipes « botaniques » à travers un article de dix pages illustrées de superbes photos.

 

 

Bibliographie sommaire

BOCCACIO Liliane et MIGNOTTE Yves, Flore au musée, Editions d’Un autre Genre 2008
DEVISSCHER Hans et al, La peinture florale du XVIe au XXe siècle, Crédit communal de Bruxelles 1996
GRANDVILLE J. J., Les fleurs animées, introduction par Alphonse Karr, textes de Taxile Delord, Editions  De Gonet 1846-47 (réédition en 1867)
GRUNERT Christian, Das Blumenzwiebelbuch, Ulmer, 1980
LA BRUYERE, Les caractères ou les mœurs de ce siècle, chapitre « De la mode », 1688
LE TEXNIER, La Tulipe, Le petit Jardin de 1907, monographie recueillie par D. Lejeune
LIESER Laurent, La Tulipe, fleur de passion, SNHF,  2004
PAVORD Anna, La Tulipe, Actes Sud 2001
TAPIE Alain, Le sens caché des fleurs, Adam Biro, 2000
La collection nationale de Tulipes de Laurent Lieser, Hommes et plantes, n° 77, avril-mai-juin 2011
Tulipe et Jacinthe à travers les âges, Jardins de France, 1963, p 284
Les végétaux dans l’ethnographie et le folklore : les tulipes, Jardins de France, 1964, p 330
L’Horticulture en Hollande, article d'Ed. André, Moniteur Universel, 20 avril 1865

 

novembre-décembre 2012