Le souchet comestible : Ange ou démon ?
Utilisé au niveau culinaire, cosmétique et médicinal, depuis plus de 4000 ans et encore aujourd’hui, le souchet est pourtant loin de faire l’unanimité. La raison? C’est aussi une redoutable adventice contre laquelle les moyens de lutte sont peu efficaces.
Du fait de ses origines africaines (zone tropicale et subtropicale) et de son installation en Amérique du Nord, le soumettant à de nouvelles pressions de sélection notamment aux conditions froides, le souchet comestible, Cyperus esculentus (famille des Cyperaceae), est une espèce herbacée pérenne qui présente une forte variabilité phénotypique.
Cette variabilité a d’ailleurs amené à définir quatre groupes différents. À la fois culture et redoutable adventice, il est difficile à identifier et est souvent confondu avec les carex. La forme cultivée serait originaire du bassin méditerranéen. En revanche en Europe, la forme adventice provient d’introductions répétées et plus ou moins récentes d’Amérique du Nord, en particulier à la suite d’importations de bulbes de glaïeuls et de lys. La première introduction en France remonterait à 1947. Aujourd’hui, le souchet se développe sur tous les continents.
Quelques caractéristiques
Le souchet comestible est une plante de type C4 (1*) dont la multiplication se fait essentiellement par voie végétative (tubercules et rhizomes), ce qui ne l’empêche pas d’avoir une grande diversité génétique. Il est peu exigeant sur les caractéristiques du milieu, même s’il préfère les sols légers et un pH compris entre 5,0 et 7,5. Les tiges, triangulaires, dépourvues de nœuds, peuvent atteindre 30 à 70 cm. Les feuilles sont glabres et présentent une section en V. Dans le sol, les pousses émises par un tubercule sont liées entre elles par des rhizomes blanchâtres/brunâtres qui peuvent former un réseau dense. Les tubercules, le plus souvent subglobuleux (diamètre 2-12 mm), allant de la forme sphérique à ovoïde, se forment à l’extrémité des rhizomes. La forme sauvage présente des tubercules plus petits que la forme cultivée.
C’est le matériel agricole qui s’avère la source principale de dissémination entre les parcelles cultivées. La formation de graines est possible mais demande une pollinisation croisée : elle reste marginale dans les conditions françaises. Grâce à ses capacités de multiplication très élevées, un seul tubercule de souchet comestible peut produire plus de 360 tubercules fils en seize semaines et coloniser 8,1 mètres carrés en conditions favorables. Les tubercules émergent majoritairement au printemps. Certains peuvent rester dormants pendant plus de huit ans, même si la capacité germinative semble diminuer au cours des années. Ils peuvent survivre jusqu’à -17 °C. L’intensité lumineuse influence fortement le poids et le nombre de tubercules produits par plante. Ce nombre de tubercule fils est aussi sous la dépendance de la longueur du cycle de croissance. Même si certains tubercules peuvent être largement plus profonds, jusqu’à 50 cm, la plupart se trouvent dans l’horizon superficiel du sol (jusqu’à 20 cm), avec une capacité d’émergence très importante, jusqu’à 40 cm de profondeur en sol meuble.
Côté ange, une utilisation culinaire, cosmétique et médicinale
Les premières traces de l’utilisation culinaire du souchet remontent au IVe millénaire avant J.-C. dans des tombes égyptiennes. À la même époque, il entre également dans la préparation de parfums et de produits médicinaux. Puis, le souchet est signalé dans divers ouvrages du monde méditerranéen. On le retrouve au VIIIe siècle, introduit en Espagne par les Arabes où il entre dans une fabrication qui perdure : l’orchata de chufa (2*) (orgeat de souchet). Cette boisson, toujours appréciée, correspond à un extrait aqueux et laiteux à la saveur agréable.
La composition des tubercules, et en particulier l’absence de gluten, est un facteur qui a amené les organisations pro-végétariennes à en faire la promotion en Europe, aux États-Unis ou encore en Israël. Aujourd’hui, on peut donc retrouver le souchet sous différentes formes : tubercules séchés ou grillés, farine, pâte à tartiner, glace, huile ou encore « lait »… Autre point d’intérêt, les tubercules du souchet comestible sont riches en huiles, ce qui en fait une nouvelle culture oléagineuse.
Outre son utilisation comme huile de salade de haute qualité, il est très favorablement accepté en cosmétique, en particulier du fait de sa capacité à ralentir la repousse des poils… Enfin, les tubercules peuvent être également utilisés comme source d’amidon et de fibres alimentaires dans la technologie alimentaire. On s’en sert, par exemple, comme « caramel » pour ajouter du corps, de la saveur ou de la couleur à d’autres produits… Notons aussi que le feuillage sert également de fourrage.
Ainsi, en Espagne, le souchet comestible est cultivé sur plus de 500 hectares et le chiffre d’affaires de la production est estimé à 3,3 millions d’euros. Son aire de production augmente également de manière significative en Chine, en Italie, en Bulgarie, en Afrique… Les rendements peuvent varier de 13 à 21 t/ha.
Côté démon, une adventice redoutable
C. esculentus a pris une acuité nouvelle ces dernières années pour les cultures légumières et ornementales, que ce soit en métropole ou dans les territoires d’outre-mer (La Réunion en particulier). L’impact dans les cultures est lié à ses propriétés : une propagation clonale rapide par les tubercules et les extensions de rhizomes, la localisation des bulbes, l’abondance des fleurs et des graines dans certaines zones, la longévité des graines/tubercules, les capacités de dispersion des rhizomes et des bulbes par l’eau mais aussi les outils aratoires, la photosynthèse en C4, les effets allélopathiques (3*), la plasticité phénotypique. Tout cela rend l’espèce difficile à contrôler voire impossible à éradiquer.
Les problèmes de souchet ne sont pas récents en France. Dans les années 1980, C. esculentus posait d’importants problèmes en Sologne, dans les Landes et en Ille-et-Vilaine. Dans le Loir-et-Cher, un arrêté de lutte obligatoire a été pris par le préfet pour en limiter l’extension. Les solutions travaillées à l’époque ont montré qu’aucune ne présentait une efficacité totale (herbicides ou désinfection des sols au bromure de méthyle).
Aujourd’hui il n’existe pas de méthode unique afin de contrôler les effets indésirables des souchets. Il est obligatoire de combiner les pratiques et surtout d’éviter un développement libre, sans contrainte, de cette plante. Attention, certaines pratiques comme le désherbage mécanique peuvent avoir des effets plus néfastes que positifs en favorisant fortement la dissémination des rhizomes et tubercules. Dans les parcelles indemnes, tout doit être fait pour éradiquer les premiers foyers. Une population trop importante de souchets dans une parcelle peut amener à l’abandonner.
Le dilemme du souchet
Ainsi se retrouve-t-on devant un dilemme : d’un côté, un légume racine proposé à la vente dans les jardineries, les foires aux plantes spécialisées en légumes oubliés ou encore les sites de vente en ligne, et de l’autre côté, une adventice contre laquelle il n’existe pas de moyens simples pour en limiter les effets néfastes sur les cultures. Il faut donc être attentif à ne pas favoriser les risques de dissémination: bien faire attention à la destination des plantes arrachées dont on veut se défaire (aucun dépôt sauvage), au mieux les détruire efficacement mais, au minimum, instaurer un compostage de qualité des déchets, se méfier des eaux de lavage qui peuvent favoriser sa propagation.
François Villeneuve
Membre du Comité de rédaction de Jardins de France
(1*) Plante en C4: plantes dont le premier composé organique formé à partir du CO2 est une molécule en C4 (malate ou aspartate) et non l’acide phosphoglycérique comme dans la photosynthèse traditionnelle dite en C3.
(2*) Chufa: nom espagnol du souchet comestible
(3*) Effets allélopathiques : expression des effets directs ou indirects (à la suite de la dégradation) de substances émises par des plantes sur d’autres.