Le séchage : de la prune d’Ente au pruneau d’Agen
Salim Rashidi
Pour passer de la prune d’Ente (variété de Prunus domestica L) au pruneau, il faut extraire du fruit, à l’aide de chaleur et de ventilation, l’eau qui nuirait à sa bonne conservation et favoriser un début de cuisson pour lui donner son parfum spécifique.
Le séchage du pruneau recouvre l’ensemble des transformations physiques (transferts et retrait) et chimiques (réactions de Maillard) provoquées par la chaleur. L’opération doit se dérouler dans les délais les plus brefs : 16 à 24 heures après la récolte ; elle vise à conserver l’arôme et la couleur interne du fruit, en évitant sa caramélisation (teinte brunâtre). Pour cela, la température interne du fruit ne doit pas dépasser 73°C lors du séchage.
De la Chine à l’Agenais
Le prunier, connu depuis la plus haute antiquité, est venu de Chine en suivant la route de la soie, jusqu’en Syrie (Damas). Ce sont les Phéniciens, les Grecs, les Romains et la civilisation arabe qui ont implanté la culture et le séchage du pruneau sur l’ensemble du bassin Méditerranéen. Les romains ont planté le prunier en Gaule. Mais c’est sans doute au cours des croisades, à leur retour de Syrie au XIIe siècle, que les moines bénédictins de l’Abbaye de Clairac (Lot-et-Garonne) ont ramené les pruniers à l’origine des cultures actuelles. Leurs pratiques en matière de greffage des pruniers ont donné naissance au nom de la prune d’Ente (du vieux français Enter pour greffer).
La conjugaison du terroir de l’Agenais, du savoir-faire en techniques culturales et en séchage a permis le développement de cette culture au XVIe dans cette région. Le véritable essor date de 1850 et la production, à la fin du XIXe, atteignait 60 000 tonnes de pruneaux. La prune d’Ente a alors supplanté la prune commune et une très large part de la production était exportée par Bordeaux via la Garonne. Les caisses en bois contenant les pruneaux portaient l’estampille du port d’embarquement (Agen) et c’est ainsi que ce pruneau a pris le nom de « pruneau d’Agen ».
Le pruneau d’Agen n’a pas été épargné par le désastre des deux guerres et, à la fin de la seconde guerre, la production était tombée à quelque 1 500 tonnes annuelles. Ce n’est qu’en 1947 que commence un renouveau pour la production qui s’accentuera dans les années 60 et qui nous conduira au verger actuel[1].
Production de pruneau et place de la filière « pruneau d’Agen »
Avec un verger de 11 500 ha et une production annuelle moyenne de 45 000 tonnes de pruneaux (équivalent à 140 000 tonnes de prunes d’Ente), la filière du Pruneau d’Agen occupe la 1ère place au niveau européen et la 3e au niveau mondial derrière les États-Unis et le Chili. Cette filière emploie en France 18 000 personnes (11 000 équivalents temps pleins).
Le bassin de production, centrée sur le département du Lot-et-Garonne, constitue la zone de l’IGP[2] Pruneau d’Agen depuis 2002. Le B.I.P.[3], créé en 1963, est au centre d’une organisation constituée par la production et la transformation, à l’origine de la relance de la culture de la prune de séchage.
De la prune au pruneau
Les prunes sont séchées, à la récolte (réalisée en plusieurs passages), dans des fours spécifiques qui actuellement fonctionnent pour l’essentiel au gaz. La récolte dure 4 à 5 semaines en août-septembre avec une période de forte activité de 2 à 3 semaines. La qualité première d’une prune destinée au séchage est sa richesse en sucres solubles et en pectines solubles. Les fruits frais sont répartis sur des claies (cadres en bois munis d’un grillage en inox), elles-mêmes empilées sur des chariots métalliques (22 claies par chariot) alignés en trains qui progressent dans un tunnel chauffant. La vitesse de l’air entre les claies est de 4-5 m/s. Le séchage dure environ 20 heures à une température allant de 75 °C à 85 °C au niveau le plus chaud. Le séchage de la prune d’Ente, du XVIe au XVIIIe siècles, est principalement réalisé en utilisant l’énergie solaire et le four à pain chauffé au bois. Au cours du XIXe siècle, il se pratique dans des étuves chauffées au bois. Il reste encore un petit parc d’étuves en fonctionnement. Les premiers tunnels de séchage en continu sont apparus en France en 1955. Le tunnel de séchage est constitué de deux grandes gaines superposées. Les tunnels, d’une longueur de 11 à 15 m, permettent de sécher 9 à 12 chariots. Ils fonctionnent essentiellement en modes contre-courant ou co-courant, selon le sens d’avancement des chariots par rapport au courant d’air chaud. Un retournement du premier chariot intervient après la première heure de séchage.
La déshydratation au four, de fruits homogènes et physiologiquement mûrs, permet d’atteindre le taux d’humidité résiduelle de 21 à 22 % pour assurer d’une bonne conservation. Ensuite, les pruneaux prêts à consommer sont partiellement réhydratés avec une teneur en eau maximale de 35 %. En moyenne, 3,2 kg de prunes fraîches sont nécessaires pour obtenir 1 kg de pruneau.
Vers une nouvelle technologie de séchage
Depuis quelques années, des productions concurrentes à bas coûts se développent en Amérique Latine (Chili et Argentine). Dans ce contexte, la filière a mis en place un « Plan de Reconquête de la Compétitivité ». Il est conçu avec l’intention résolue d’aller dans le sens de la protection de l’environnement et de la valorisation de la qualité nutritionnelle du pruneau d’Agen. Dans le domaine du séchage, ce plan vise l’amélioration du parc existant et développement d’une nouvelle technologie. Ce programme ambitieux a commencé fin 2014 (projet NeoDRY)[4]. Les objectifs de ce projet sont :
- Mettre au point un outil de mesure non destructive de la maturité des prunes par la spectrométrie proche infra-rouge (capteur portable pour le verger et capteur en ligne pour le tri en station)
- Augmenter la durée annuelle de fonctionnement des unités de séchage par la mise au point d’une technique de conservation au froid des prunes
- Améliorer les séchoirs existants en réduisant le coût énergétique et en améliorant l’homogénéité de la qualité des pruneaux
- Préparer l’évolution vers de nouveaux séchoirs continus, à consommation énergétique réduite et à qualité maîtrisée.
Les résultats du projet NeoDry sont attendus avec impatience par les 1300 pruniculteurs français et les entreprises de la filière résolument tournés vers l’avenir.
Prune d’Ente
Sélection des clones actuellement en verger
La prune d’Ente est une variété très anciennement cultivée dans la vallée du Lot. Les moines bénédictins la multiplièrent, vraisemblablement par semis de noyaux : on peut la qualifier de variété population. Dès 1662, elle est dénommée ‘Prune d’Ante’. Lorsque la pratique de greffer (enter en vieux français) se développe au début du XIXe, le nom de ‘prune d’Ante’ se transforme en ‘prune d’Ente’ !
Les vergers de prune d’Ente produisent aujourd’hui l’essentiel des prunes à pruneaux d’Agen. C’est dans les années 1940 que la station d’arboriculture lNRA de Bordeaux a sélectionné, au sein de cette variété, une population d’environ 80 clones qui, après greffage et sélection, ont produit les clones actuels, conservés et diffusés par le Ctifl. Ce repérage des meilleurs clones a été réalisé par Jacques Souty et René Bernhard, les pères fondateurs de cette station INRA implantée à Pont de la Maye sur le domaine de la Grande Ferrade.
Chercheurs en vélo
Arrivés depuis Bordeaux en gare d’Agen, les deux chercheurs enfourchaient leur vélo et sillonnaient ainsi la région agenaise pour ce repérage, prise de greffons puis constitution de la collection !
Six de ces clones ont par la suite été sélectionnés dans cette station INRA vers la fin des années 1950, dont ceux actuellement multipliés par le Ctifl. Ce sont principalement P 707 (standard des clones sélectionnés), mais aussi P 303 (le plus productif et le plus tardif) et P 626 (le plus précoce). Ils portent des prunes de taille supérieure à la moyenne, de couleur violette, ces clones débarrassés de leurs virus après thermothérapie constituent le verger actuel de prune d’Ente – P707 étant majoritaire.
Yves Lespinasse
A lire…
– La Prune d’Ente : De la prune au pruneau. Daniel Carlot, BIP, 2004.
– Valeur nutritionnelle du pruneau d’Agen. Jean-Marie BOURRE, Salim RASHIDI, Jean-Michel DELMAS. MÉDECINE ET NUTRITION, 2007 – Volume 43, No 4. p161-180
– Des régimes enrichis en pruneau d’Agen ou en concentré de jus de pruneau d’Agen permettent de prévenir la perte osseuse dans un modèle d’ostéoporose post-ménopausique indépendamment de leur richesse en acides phénoliques. L. Léotoing, F. Wauquier, M.-J. Davicco, P. Lebecque, D. Gaudout, S. Rey, X. Vitrac, L. Massenat, S. Rashidi, Y. Wittrant, V. Coxam, et le consortium Prun’Active. Nutrition Clinique et Métabolisme. Volume 30, Issue 3, September 2016, Pages 256–257.
– Les fruits retrouvés – Patrimoine de demain – Histoire et diversité des espèces anciennes du Sud-Ouest. Evelyne Leterme et Jean-Marie Lespinasse. Éditions du Rouergue, 2008 – 622 pages.
[1] travaux de recherche de l’INRA de Bordeaux, équipe de René BERNHARD (voir l’encadré de Y. Lespinasse dans ce dossier)
[2] IGP : indication géographique protégée
[3] Bureau national Interprofessionnel du Pruneau
[4] Ce programme a reçu le soutien financier de la région Nouvelle Aquitaine en partenariat avec : I2M-Département TREFLE (Université de Bordeaux-CNRS), CIRAD-unité Qualisud (Montpellier), AGROTEC (Agen), et la SCA de Lamouthe (Cancon).