L’aubergine, de l’état sauvage ancestral à aujourd’hui
Marie-Christine Daunay
Comme toutes les plantes alimentaires, l’aubergine est d’origine sauvage. L’histoire de la domestication des plantes, puis de leur évolution jusqu’aux formes cultivées d’aujourd’hui, peut être reconstituée à partir de fragments d’information, dispersés à la fois sur le terrain dans leurs centres d’origine et de diversification, dans divers documents élaborés par l’homme au cours des âges, jusqu’aux publications scientifiques modernes. Depuis toujours, l’Homme utilise les plantes (comme les produits animaux et les minéraux) pour se soigner et se nourrir. Elles sont également associées à ses croyances, rituels et expressions artistiques. Leur histoire est donc intimement mêlée à celle des hommes qu’elles ont suivis dans leur conquête du monde. Sous l’œuvre combinée des spécificités culturelles et des conditions agro-climatiques des pays où elles ont essaimé au cours des siècles, les formes cultivées se sont extraordinairement diversifiées à l’échelle mondiale. A notre époque, l’œuvre de modelage des plantes pour répondre aux besoins des acteurs des filières (agriculteurs, industriels, distributeurs, consommateurs) est en majorité dans les mains de sélectionneurs et généticiens professionnels.
Une belle asiatique domestiquée
Ce qu’offrent les étals d’aubergine en France est une infime représentation de la diversité existante, que l’on peut découvrir en voyageant, en particulier en Asie et dans le bassin méditerranéen, ou en consultant les catalogues de certains distributeurs commerciaux. Il existe des collections variétales ex situ, conservées dans certaines banques de gènes ou instituts de recherche (comme à l’INRA, où près de mille entrées sont conservées), mais elles sont utilisées principalement par les chercheurs et les sélectionneurs.
L’aubergine, que l’on croit méditerranéenne, est en fait une belle asiatique, qui fut domestiquée dans les siècles précédant l’ère chrétienne, dans la zone qui s’étend de l’Inde au sud-ouest de la Chine, à partir de plantes sauvages épineuses à très petits fruits ronds ou légèrement oblongs, verts et amers (photo 1). Pourquoi et comment elle fut domestiquée, demeure énigmatique. Sans doute les populations locales y trouvaient-elles un agrément organoleptique dans des temps où le piment américain était encore inconnu.
On trouve un indice de cet intérêt dans certaines préparations culinaires d’aujourd’hui, comme par exemple un curry vert thaïlandais où un type particulier d’aubergines locales, pas plus grosses qu’une balle de ping-pong et coupées en quartiers, se mêlent dans un lait de coco délicieusement parfumé, aux très petites baies rondes de Solanum torvum (photo 2), libérant sous la dent surprise un mélange de textures et de saveurs très dépaysant pour un palais français.
Des formes spontanées
On trouve encore aujourd’hui des formes spontanées d’aubergine, principalement à proximité ou dans les villages en Asie du sud-est, notamment en Inde, Birmanie et Thaïlande, dont les fruits ronds ou légèrement allongés, présentent une réticulation mêlant plusieurs tonalités de vert (photo 3) et ne pèsent que quelques grammes ou dizaines de grammes. Leurs tiges, feuilles et calices sont pourvus d’une densité d’épines très variable. Le statut de ces plantes est difficile à définir pour plusieurs raisons. D’une part leur diversité morphologique laisse deviner l’existence de pollinisations croisées avec les variétés cultivées, ce qui est confirmé par les analyses biochimiques. D’autre part, les types spontanés un peu éloignés des villages ne sont pas vraiment sauvages car les hommes sont toujours passés un jour ou l’autre là où on les trouve. Enfin, il existe des variétés modernes dans ces typologies « primitives », parfois même des hybrides F1 (Il faut donc manier avec précaution le concept de « primitif »). En Thaïlande, les formes spontanées ont un statut particulièrement complexe car elles poussent un peu n’importe où dans les villages ou à proximité et les habitants en détruisent certaines tout en prenant soin des autres. Ils appellent « sauvages » les plantes dont les fruits ne croquent pas sous la dent et sont amers. Comme on trouve en proportion équivalente celles à fruits croquants et moins amers, on peut penser que les goûts pour ces deux types coexistent depuis longtemps.
Mutation et sélection
Comment l’Homme a t-il pu créer la diversité que l’on connait aujourd’hui dans les tailles, formes et couleurs des fruits d’aubergine (photo 4, en haut de l’article), à partir de ces petits fruits verts ? Les mutations naturelles, bien que rares, produisent des variations d’expression des caractères, qui peuvent être visibles. Par exemple, une mutation du gène codant pour l’expression des chlorophylles dans l’épiderme du fruit abouti à l’apparition de fruits blancs. La forme (= allèle) sauvage du gène donne des fruits verts, la forme mutée donne des fruits blancs. Le caractère « répartition des chlorophylles dans l’épiderme du fruit » présente deux formes : la forme sauvage avec la répartition réticulée, et la forme mutée avec la répartition uniforme (photo 5).
Les mutations peuvent aussi porter sur de petites variations d’expression des caractères, et lorsque la pression de sélection sur de telles petites différences s’exerce au fil de nombreuses générations, au final la modification du caractère sauvage peut être importante. De plus, les mutations se couplent aux recombinaisons génétiques au gré des hybridations spontanées entre plantes. La nouvelle variabilité naturelle ainsi créée a été exploitée au fil des ans et des siècles par les paysans, via leur choix des porte-graines à l’origine de chaque génération.
C’est donc par l’action combinée de ces trois grandes forces, les mutations, les recombinaisons et la sélection que se sont développés (1) les variétés avec des fruits anthocyanés (pigments couvrant la gamme bleu, violet, rouge) présentant une grande diversité de nuances et intensités, (2) les fruits allongés, et (3) que la taille des fruits a été considérablement augmentée (les plus gros fruits d’aubergine peuvent peser plus d’un kg), par l’hypertrophie de la chair au détriment de la proportion de graines (photo 6).
La diversité des aubergines d’aujourd’hui est donc le résultat de l’exploitation des variations naturelles par les paysans. C’est en Inde et en Chine que l’on trouve la plus grande diversité variétale, le bassin méditerranéen étant le troisième bassin de diversification de l’aubergine mais en mode mineur par rapport aux deux géants asiatiques.
Entre les mains des sélectionneurs
L’évolution de l’aubergine se poursuit de nos jours, pour l’essentiel dans les mains de sélectionneurs professionnels qui, comme les paysans, exploitent la diversité naturelle, mais avec des moyens d’une efficacité incomparable. Ils travaillent selon une échelle de temps accélérée (deux générations par an), contrôlent la reproduction des géniteurs à l’origine de chaque génération, exercent des pressions de sélection intenses sur des caractères très précis, identifient les gènes contrôlant les caractères d’intérêt et utilisent des méthodes de sélection adaptées aux recombinaisons génétiques escomptées. Les biotechnologies se sont ajoutées depuis une trentaine d’années à la panoplie des outils à disposition du sélectionneur moderne, en particulier les cultures in vitro et la biologie moléculaire. Ainsi le modelage de l’aubergine (comme des autres plantes cultivées) par l’Homme se poursuit-il sans relâche.
article de vulgarisation, remarquablement concis et informatif, sur l’origine des aubergines
Bonjour Marie-Christine,
tout d’abord, un grand merci à Richard de nous avoir fait passer cet article, que j’ai partagé avec quelques uns de nos amis passionnés des plantes potagères.
J’ai lu ce texte avec intérêt, voici une synthèse documentée et qui montre qu’il y aura encore de nombreuses variétés en fonction des besoins des uns ou des autres.
Amicalement à vous deux
Catherine Guémas