La vie secrète des arbres
Pierre Donadieu
Même familier du monde arboré, le lecteur croise des points de vue nouveaux ou renouvelés dans La Vie secrète des Arbres de Peter Wohlleben : le « langage de communication » des arbres via les filaments des champignons mycorhizes, leur solidarité ou leur individualisme, la lenteur de croissance des uns et la rapidité des autres, le « caractère » de chacun variant avec son génome, la vie foisonnante des sols forestiers, les rapports de force entre hêtres et chênes, entre résineux et feuillus, entre les arbres pionniers et leurs successeurs, la migration continue des espèces depuis le dernier âge glaciaire et les perspectives que laisse entrevoir le réchauffement climatique, le rôle des tempêtes et des tornades, du froid, de la neige et de la sécheresse sur leur croissance…
Presque rien n’échappe à l’analyse du forestier qui a vécu, dans sa maison au milieu des arbres, les rythmes les plus secrets de la forêt. Et le lecteur ne demande qu’à le suivre avec curiosité et gourmandise.
Sans doute peut-on douter des « intentions » sociales des arbres et de leur intelligence collective, et s’interroger sur l’exactitude de quelques affirmations, mais l’essentiel n’est pas là.
Peter Wohlleben ne fait pas de la forêt un refuge de nature comme le philosophe naturaliste américain Henry-David Thoreau (1817-1862) : « Une suffisante pâture pour mon imaginaire » (Walden or Life in the woods, 1854).
Il la décrit comme un modèle réaliste de « vivre ensemble » et l’utilise un peu comme prétexte à une critique sociale du rapport utilitaire contemporain à la nature.
Il en évoque avec talent la vie intime végétale et animale si bien et si clairement qu’elle en devient familière au lecteur.
Certes, il en dresse un portrait à la fois idéal et discutable, dans lequel l’exploitation forestière n’occupe pas une place facile et l’arbre semble pouvoir vivre mieux sans les hommes, et en compagnie de ses semblables. Même entre eux, les arbres n’échappent pourtant pas aux variations longues et saisonnières du climat, à la concurrence de leurs pairs et aux mille maux qui les menacent. Leur vie se révèle un éternel combat.
Un conte réaliste mythologique ?
Cet ouvrage ressemble parfois à un conte réaliste. Il a surtout le mérite de faire comprendre les écosystèmes forestiers en expliquant la complexité des relations fonctionnelles entre les arbres, leurs commensaux et leurs milieux de vie. Sa verve littéraire emprunte volontiers à la métaphore en prêtant aux arbres des intentions quasi humaines. La société des arbres y acquiert ainsi une existence dont elle dispose rarement dans les publications scientifiques, une sorte de dignité qui inspire le respect, comme les sociétés animales.
Ne faut-il pas également replacer ce livre dans le contexte de la culture allemande et nord-européenne en général ? Dans la mythologie nordique Yggdrasill (un frêne ou un if) est un arbre dont le tronc symbolise l’axe du monde et l’art de (bien) vivre avec la nature. Il met en relation les mondes souterrains et aériens et assure leur cohérence. En donnant parfois à l’arbre des caractères anthropomorphes, le forestier écrivain rappelle son sens cosmologique, oublié par les sociétés contemporaines. Il renouvelle sur des bases écobiologiques une littérature forestière occidentale qui ne l’avait pas été depuis Forêts, essai sur l’imaginaire occidental de Robert Harrison en 1994. À l’imaginaire historique et littéraire des forêts s’ajoute désormais un récit inspiré par les sciences des arbres qui donnera sans doute lieu à quelques controverses entre forestiers et chercheurs…
La section 2 (Forêts et filières bois) de l’Académie d’agriculture de France a émis des réserves sur cet ouvrage :
« Nombre de réponses qu’il apporte prêtent malheureusement le flanc à la critique : sources absentes ou non vérifiables, extrapolations non justifiées, interprétations abusives et même erreurs manifestes. » Du point de vue des sciences de l’arbre et de la forêt, elles sont certainement justifiées et je les partage en partie. Cependant, les positions militantes et celles des scientifiques se nourrissent les unes des autres et le plus souvent, grâce aux controverses, co-évoluent au bénéfice des unes et des autres.
Remerciements à Pierre Donadieu et à l’Académie d’agriculture qui ont autorisé la reproduction de cet article, initialement publié sur le site de l’Académie d’agriculture de France.