La mycorhization : l’arme efficace des sols métallifères de Nouvelle-Calédonie
Marc Ducousso
La Nouvelle Calédonie : une exception géologique et floristique
Comment les roches des fonds océaniques ont-elles pu se retrouver perchées au somment de montagnes à 1000 m d’altitude en moyenne, sur une île au milieu de l’océan Pacifique ?
Figure 1 : Carte générale de la Nouvelle-Calédonie précisant la position des massifs issus de roches ophiolithiques (substrats ultrabasique) en rouge.
La terre ne tourne pas toujours très rond ! Ce fut le cas lors de la mise en place de la Nouvelle-Calédonie où, suite à un phénomène géologique rare : l’obduction[1] ou le blocage du système de subduction[2], le manteau océanique est venu recouvrir un morceau du continent australien dérivant vers l’Est depuis quelques dizaines de millions d’années. C’est ainsi que la Nouvelle-Calédonie a émergé dans sa position actuelle il y a 30 millions d’années, recouverte d’un manteau de roches ophiolithiques[3]. Le reste est principalement une question d’érosion supergène[4] qui a abouti aujourd’hui à la préservation de ce manteau à des degrés d’altération différents sur 1/3 de sa surface initiale. Sur les 2 autres tiers, les roches d’origine ont été remises à nu tout en conservant des traces de ce manteau, sous la forme d’un déséquilibre du rapport Calcium / Magnésium (Ca/Mg) ainsi que de teneurs en nickel toujours anormalement élevées.
Il en résulte une très grande variété de sols sur une surface réduite (18000 km2) en situation d’isolement géographique extrême : la côte australienne la plus proche étant à 1200 km. Dans ces conditions, une flore aux caractéristiques uniques s’est développée. Ainsi sur une superficie d’à peine plus de 3 départements français, on compte 3371 espèces de plantes vasculaires soit autant que sur l’ensemble de l’hexagone et ces espèces sont endémiques[5] à plus de 71% avec des espèces considérées comme de véritable fossile vivant : les Araucaria, Amborella trichopoda… Cette richesse en espèces, mais aussi la fragilité des écosystèmes qui les abritent, sur une surface aussi réduite, ont conduit Myers et coll. (2000) à considérer la Nouvelle-Calédonie comme un « Hot-Spot » de biodiversité .
Figure 2 : Forêt d’altitude endémique sur roches ophiolithiques, dominé par Araucaria laubenfeldsii.
Des sols extravagants
Depuis maintenant plus de 60 années, des botanistes travaillent à parfaire la description de cette flore unique au monde et depuis une dizaine d’années des chercheurs ont entrepris de comprendre le fonctionnement de ces écosystèmes si particuliers. En effet, il faut le savoir, les roches des fonds océaniques diffèrent fondamentalement des roches terrestres classiques et leur altération, en interaction avec la végétation, aboutit à la formation de sols aux caractéristiques totalement anormales si on les compare à de sols continentaux habituels. Ainsi, en Nouvelle-Calédonie, on parle de sols hyper-magnésiens où le rapport Ca/Mg dépasse 1/40 avec par endroit des cristallisations de carbonate de magnésium, mais aussi de sols ferralitiques où la proportion d’oxyde de fer dépasse 80% et les teneurs en nickel, chrome, cobalt et manganèse sont très élevées. De plus ces sols sont très pauvres en nutriments comme l’azote, le phosphore et le potassium.
Origine du sol |
N total mg/kg |
Pmg/kg |
K mg/kg |
Ca mg/kg |
Mg mg/kg |
Fe g/kg |
Si g/kg |
Ni g/kg |
Cr g/kg |
Co g/kg |
Mn g/kg |
Koniambo | 300 | 82,2 | 83,6 | 280 | 4.002 |
435,7 161 ± 20 |
6,5 |
3,3 19 ± 3 |
17,6 18 ± 2 |
0,36 0.45 ± 0.03 |
8,2 9 ± 1 |
Poum | nd | 0 | 275 | 70 | 670 |
0,5 41 ± 5 |
411,0 |
0,09 0.14 ± 0.02 |
0,12 0.09 ± 0.03 |
0 7e-4 ± 1e-4 |
0,01 6e-3 ± 1e-3 |
Valeurs habituelles (Ricklefs & Miller, 2005) |
(0,1%) 1.000 |
(0,08%) 800 |
(1%) 10.000 |
(1%) 10.000 |
(0,06%) 600 |
(4%) 40 |
(33%) 330 |
traces | traces | traces |
(0,08%) 0,8 |
Tableau 1 : comparaison de teneur en éléments minéraux de deux sols néo-calédonien : un sol sableux acide (Poum) et un sol issu de l’altération de roches ophiolithiques (Koniambo).
Pour affronter des conditions édaphiques aussi extrêmes, l’étape numéro 1 de l’adaptation est donc de réduire la croissance, en accord avec la pauvreté des sols en nutriments. Ainsi, dans une forêt dense d’altitude dominée par Nothofagus balansae et dans un maquis à Tristaniopsis guillainii, des mesures dendrométriques ont permis de montrer que la croissance des arbres est réduite d’un facteur 7 à 8 par rapport à des forêts équivalentes en Australie et en Nouvelle-Zélande. Lorsque la teneur en nickel soluble atteint 59 mg/L dans le sol ou que la teneur en chrome VI dépasse 5,2 mg/L, seuls les végétaux qui ont développé des adaptations spécifiques sont capables de survivre.
[1] Obduction : blocage de la subduction, dû à un arc volcanique qui empêche le plongement de la croûte océanique dans le manteau, le continent est alors entraîné dans une zone de subduction intraocéanique, mais il ne peut pas plonger dans le manteau au-delà d'une soixantaine de kilomètres à cause de sa densité plus faible.
[2] Subduction : c’est le processus d'enfoncement dans le manteau d'une plaque tectonique sous une autre plaque de densité plus faible, en général une plaque océanique sous une plaque continentale.
[3] Roches ophiolithiques : c’est un ensemble de roches de la croute océanique, charriée sur un continent par obduction.
[4] Erosion supergène : regroupe les phénomènes physiques et chimiques (érosion, dissolution, recristallisation) qui se produisent sur les roches proche de la surface, suite à l'action de l’air, des eaux, du gel etc.
[5] Espèce endémique : Il s’agit d’une espèce dont la distribution naturelle (en dehors de l’action de l’homme) est limité à un territoire déterminé.
Des plantes adaptées aux toxicités extrêmes
Il en est probablement de même pour le rapport Ca/Mg, mais les effets d’un déséquilibre des bases échangeables[6] sont encore très mal connus. Pour affronter la toxicité du sol, trois stratégies végétales ont été identifiées :
1- Les plantes absorbent l’élément, par exemple le nickel ou le manganèse et le stockent dans des parties de la plante où sa toxicité est circonscrite, ce sont les plantes dites hyper-accumulatrices.
2- Les plantes excrètent des acides organiques ou des protéines afin de bloquer dans le sol les métaux toxiques.
3- Les plantes s’installent et se développent de manière apparemment indifférentes aux excès métalliques.Les travaux de notre équipe depuis une dizaine d’années ont mis en évidence que dans leur lutte pour la survie dans ces conditions extrêmes, les plantes peuvent compter sur leurs partenaires symbiotiques mycorhiziens. Ce constat a été réalisé pour la première fois dans les maquis miniers et les forêts denses sur roches ophiolithiques en Nouvelle-Calédonie ou une très large diversité de champignons ectomycorhiziens a été découverte. Pour parfaire la description de ces champignons dont le nombre est estimé à plus de 30000 espèces, des amateurs éclairés ont fondé en 2008 la Société Mycologique de Nouvelle-Calédonie (www.smnc.nc) qui a contribué à la description de nouvelles espèces, notamment le Podoserpula miranda (Ducousso et coll. 2008).
Figure 4 : Podoserpula miranda, champignon découvert en 2008 dans les forêts du Sud de la Nouvelle-Calédonie.
Les champignons acteurs principaux de l’adaptation des plantes
Parmi l’importante diversité de ces champignons, des travaux ont été entrepris sur une espèce particulière ; Pisolithus albus, très largement répandue sur le territoire. Une étude génétique a permis de décrire l’existence de deux écotypes distincts (Jourand et coll. 2010a) : un écotype présent sur les sols d’origine ophiolithique avec une capacité à tolérer le nickel à des concentration allant de 2,2 à 94,4 mg/L ; ces dernières souches ont été qualifiées d’hyper tolérantes au nickel. Sur les autres sols d’origine volcano-sédimentaire, les souches de P. albus étaient toutes sensibles au nickel avec une tolérance moyenne de 1,8 mg/L. L’inoculation de plants d’Eucalyptus globulus par une souche de P. albus hyper tolérante au nickel a permis à cette espèce de croître et se développer normalement là où les plantes témoins sans champignon ne survivaient pas démontrant ainsi le rôle protecteur du champignon ectomycorhizien contre la toxicité du nickel (Jourand et coll. 2010b).
Des analyses minérales ont montré une réduction drastique du transport du nickel des racines vers les feuilles chez les plants inoculés. Des travaux de transcriptomique[7] conduits sur le P. albus on permis de décrire un ensemble de gènes impliqués dans la tolérance au nickel de ce champignon (Majorel et coll. 2012 ).
Figure 5 : Jeunes plants d’Eucalyptus globulus après 12 semaines d’exposition à 1000 µM de nickel : à gauche, plants ectomycorrhizés par Pisolithus albus (MD06-337) et à droite, témoin non mycorhize.
Figure 6 : Pisolithus albus hyper tolérant au nickel avec son réseau mycélien partiellement mis à nu dans un sol gravillonaire constitué à 85% d’oxyde de fer.
Nous avons pu ensuite vérifier que ces gènes fonctionnaient bien sur le terrain, là où la plante et le champignon s’associent pour résister à la toxicité du sol. Parmi ces gènes, notre attention a été attiré par un mécanisme particulier de « pompe à efflux » qui permet au champignon de faire ressortir de ses cellules le nickel qui y entre en excès. Des travaux sont actuellement en cours pour mieux comprendre le fonctionnement de ces gènes dans l’adaptation des espèces à leur environnement. Le champignon ectomycorhizien, en isolant au moins partiellement la plante du sol, assure un rôle primordial dans l’adaptation de la plante à son environnement. Actuellement, nous testons ces résultats de recherche en partenariat avec des sociétés minières qui exploitent les gisements de nickel en Nouvelle-Calédonie, dans leurs essais de revégétalisation. Dans ce cadre intervient également une équipe de chercheurs de l’Université de Nouvelle-Calédonie qui travaille sur une autre groupe de champignons, les champignons mycorhiziens arbusculaires qui fonctionne de façon assez similaire pour ce qui concerne la protection de la plante vis-à-vis des contraintes édaphiques.
Références
Ducousso M., Proust S., Vigier D., Eyssartier G. (2009) – Podoserpula miranda nom prov., une nouvelle espèce de champignon très spectaculaire découverte en Nouvelle-Calédonie. Bois et Forêts des Tropiques, 302:73-75.
Jourand P., Ducousso M., Majorel C., Hannibal L., Santoni S., Prin Y., Lebrun M. (2010)a – Ultramafic soils from New Caledonia structure Pisolithus albus in ecotype. FEMS Microbiology Ecology, 72(2):238-249.
Jourand P., Ducousso M., Reid R., Majorel C., Richert C., Riss J., Lebrun M. (2010)b - Nickel-tolerant ectomycorrhizal Pisolithus albus ultramafic ecotype isolated from nickel mines in New Caledonia strongly enhance growth of the host plant Eucalyptus globulus at toxic nickel concentrations. Tree Physiology, 30:1311-1319.
Majorel C., Hannibal L., Soupé M.E., Carriconde F., Ducousso M., Lebrun M., Jourand P. (2012) - Tracking nickel-adaptive biomarkers in Pisolithus albus from New Caledonia using a transcriptomic approach. Molecular Ecology, 21:2208-2223.
Myers N., Mittermeier R.A., Mittermeier C.G., Da Fonseca G.A.B., Kent J. (2000) - Biodiversity hotspots for conservation priorities. Nature, 403:853-858.
Ricklefs R.E., Miller G.L. (2005) - Ecologie. Bruxelles: De Boeck Université.
[6] Bases échangeables : il s’agit des cations basiques (Ca2+, Mg2+, K+ et Na+) susceptibles d’être fixés sur des sites négatifs dans un sol
[7] Transcriptomique : c’est l'étude de l'ensemble des ARN messagers produits lors du processus de transcription d'un génome.
Bonjour,
Très intéressant, dommage que les illustrations ne soient pas visibles…. C’est accidentel ou c’est voulu ?
Comment faire pour les avoir ?
Merci
Bonjour Jacques,
Merci pour votre commentaire, il y avait effectivement un bug qui est depuis corrigé. Vous pouvez dès à présent voir les illustrations sur l’article en question.
Bien cordialement.
L’équipe de la SNHF