Habiter et cohabiter par l’intermédiaire de son jardin

Magali Paris

« Le végétal donneur d’ambiances : jardiner les abords de l’habitat en ville » est le titre de la thèse de doctorat soutenue par Magali Paris à l’université de Grenoble. Le sujet de Magali entre tout à fait dans le cadre de notre dossier « jardinage et lien social ». Magali nous en résume son contenu.
 

Le jardin microcosme d'Yvette à Bagnolet (93) - © M. Paris

Le jardin microcosme d'Yvette à Bagnolet (93) - © M. Paris

 

Les jardins ordinaires - créés et entretenus par des jardiniers amateurs – modulent les ambiances fragilisées des territoires urbains (densité, minéralité, nuisances sonores, îlots de chaleur), ils les rendent habitables. Ces jardins, qu’ils soient sans maison (familiaux ou partagés) ou liés à l’habitat, offrent des possibilités de résilience : pour ceux qui leur donnent forme, ils sont des prises sur l’environnement, des moyens d’expression et des supports de négociation avec le lieu et le voisinage. Cette opportunité offerte par le jardin s’exprime avec acuité aux abords de l’habitat : sur balcon, loggia, terrasse et en pied d’immeuble, ces petits jardins se développent dans des conditions agronomiques et paysagères contraignantes, mais font pourtant l’objet d’un fort investissement des habitants qui créent par leur intermédiaire des formes de liens et de ruptures entre leur chez-eux et un extérieur plus ou moins familier et désiré. En s’appuyant sur les dispositifs présents aux abords du logement, en mobilisant certains végétaux pour leurs propriétés biologiques et leurs effets paysagers, les habitants se replient sur leur chez-eux, repoussent ou au contraire s’ouvrent à, marquent le temps et l’espace et se distinguent... Les enjeux de ce travail de doctorat en urbanisme et architecture, proposant un volet ethnographique important (2004-2011), sont de mieux connaître ces espaces jusque-là peu étudiés. Il ne s’agit pas de donner les conditions d’une maîtrise des abords de l’habitat, mais bien au contraire, en apprenant des pratiques développées par les habitants, de leur offrir les conditions architecturales et la matière végétale nécessaires à l’invention de leur quotidien. La portée de ce quotidien ne se limite pas à l’espace privé mais intéresse la ville en entier : « le balcon fleuri dans la ville s’occupe de l’autre connu ou inconnu » (Renée Gailhoustet, architecte, 2009). En focalisant sur la matière végétale, nous développons dans les lignes suivantes trois manières d’habiter et de cohabiter par le jardin.

 

Jardiner pour se composer un univers

Le jardin univers fait abstraction de ce qui l’entoure. Il peut composer un univers autonome, des effets d’enveloppe végétale sont alors recherchés par les jardiniers. C’est le cas de Françoise qui végétalise les deux murs latéraux et le vélum de sa terrasse à ciel ouvert orientée sud-ouest, avec des plantes grimpantes guidées sur une treille, choisies pour leur floraison parfumée et étalée dans le temps et aussi et surtout pour les propriétés filtrantes de leur feuillage. Son but est de contrecarrer l’éblouissement et le rayonnement solaire au sein de la terrasse et d’apporter un confort d’été à l’intérieur du logement. Yvette développe un jardin très différent en rez-de-chaussée où toutes les strates végétales sont présentes et près de 80 espèces végétales se côtoient dans 50 mètres carrés. Ce jardin microcosme se chemine en écartant de ses mains les plantes - aux rythmes biologiques, comportements racinaires et ports différents - collectionnées pour leur couleur, forme et parfum au fil des découvertes et parce qu’elles rappellent des souvenirs d’enfance et de vacances. Une esthétique de la diversité est ici recherchée et aussi, mais dans un second temps, l’attractivité des fleurs pour les insectes et les oiseaux qui composent un paysage vivant. Ce jardin univers peut aussi être relié au logement, intérieur et extérieur s’entremêlent alors à travers des compositions saisonnières réalisées au seuil : massifs linéaires de bulbes printaniers et vivaces de printemps basses qui signalent la saison du jardin, plantes d’appartement présentes en limite intérieure afin de rappeler la présence du jardin même en saison morte. Dès les derniers risques de gelées écartés, ces plantes regagnent le jardin lui-même souvent composé comme une extension des pièces de vie.

 


Le balcon de Fatima, Grenoble (38) - © M. Paris

Le jardin collectif de Fabienne et sa voisine, Grenoble (38) - © M. Paris

1: Le balcon de Fatima, Grenoble (Isère) / 2: le jardin collectif de Fabienne et sa voisine, Grenoble (Isère) - © M. Paris

 

Jardiner pour se faire des amis

Les plantes grimpantes à floraison colorée, de forme originale et parfumée permettent d’aller à la rencontre de l’autre pour le meilleur (mais aussi parfois pour le pire), en s’insinuant à travers limites séparatives poreuses ou en escaladant d’un étage à l’autre, de manière accidentelle ou volontaire. Les voisins qui veulent éviter d’ériger des murs entre eux mettent en place des arbustives fleuries basses (50cm- 1,50m) afin de délimiter leur espace privatif par une ligne colorée non repoussante. Les arbres et arbustes à floraison ornementale et les fruitiers sont également le support de liens de voisinage. Alors qu’il est en train de nous dessiner son jardin, Alain nous dit que son magnolia et son cerisier ne lui appartiennent pas totalement même si ils prennent racine dans son jardin, ils débordent en effet en partie aérienne sur le jardin des voisins, c’est ainsi avec plaisir qu’il leur offre les fleurs du magnolia et du cerisier et plus tard les fruits du dernier. La taille de ces arbres et arbustes partiellement ou entièrement partagés (lorsqu’ils sont présents dans les espaces collectifs) se fait la plupart du temps collectivement. A l’échelle d’un ensemble d’habitations, un sentiment collectif lié aux végétaux est très souvent présent car beaucoup – et notamment ceux qui marquent les saisons - font partie d’un trousseau horticole commun mis en place à la livraison de l’édifice, lié à l’offre proposée par les jardineries ou à la pratique de diffusionnisme d’un voisin à un autre.

 


Jardiner pour se faire remarquer et repousser les limites du chez-soi

Le végétal n’est pas seulement amical, il est aussi exubérant et conquérant. Josette, de léopard vêtue et les cheveux méchés de bleu, utilise ce caractère en grignotant, un espace commun et notamment une haie de Prunus laurocerasus 'Caucasica' qui le délimite et lui déplaît, à l’aide de plantes grimpantes fleuries et de plantes en pots qu’elle accroche dans la haie. Elle colonise également l’espace public de pleine terre situé en prolongement à l’aide de framboisiers qu’elle sait voyageurs, de fleurs annuelles qui se ressèment toutes seules et de vivaces gazonnantes. D’autres jardiniers agissent de manière plus ordonnée, mais tout aussi conquérante, en prolongeant leur jardin à travers une ligne composée de vivaces de floraisons échelonnées sur les saisons, ligne parallèle à la façade du logement située aux limites extérieures du jardin et les soulignant ou ligne perpendiculaire à la façade pour marquer le cheminement d’accès au jardin et au logement. Dans ce dernier cas, la fleur marque le seuil du chez-soi et joue un rôle attractif-répulsif. Marie-Jo nous raconte qu’elle a mis en place à côté de sa porte d’entrée un coin de fleurs mélangées à des plantes piquantes, composition répulsive mais esthétique. Enfin, certains s’aventurent même à coloniser espace collectif ou public avec des sujets plus gros comme des plantes grimpantes, des arbustes ou des arbres dont la présence est légitimée par leur esthétique (feuillages et fleurs) et/ou leur utilité (fruits).

 

Quand jardiner relève de l'impossible...

Face à un voisin colonisateur, il est parfois difficile voire même impossible de trouver sa place et de s’approprier son jardin. A contrario , un jardin aux limites floues sera toujours assiégé malgré les efforts de défense déployés par son jardinier. A la problématique des limites du jardin s’ajoute celle, jardinière, de sa composition et de son entretien : « je n’ai pas la main verte », « je n’ai pas le temps », « les fleurs tachent », « il faut remettre en place tous les ans les annuelles, c’est trop de travail » sont les leitmotive de quelques récalcitrants. Problématiques qui se solutionnent bien tristement parfois par l’édification de limites composées de matériaux inertes occultants. Le jardin n’est pas qu’une utopie sociale, il n’est pas toujours le support d’un mieux-vivre ensemble. Il s’agit de mieux le connaître à la croisée des sciences de la nature et de l’homme pour envisager non pas les services qu’il peut nous rendre mais les modalités de cohabitation entre nature et homme et entre les hommes qu’il permet d’installer.

 

REFERENCES

Bergues M., 2003, La relation jardinière, du modèle paysan au modèle paysager : Une ethnologie du fleurissement, Thèse de doctorat : Anthropologie sociale et ethnologie, EHESS

Bonnin P., Clavel M. (dir.) 2010, Ethnologie française, vol 40, n° 4 : Natures urbanisées

Chaljub B. 2009, La politesse des maisons : Renée Gailhoustet, architecte, Arles, Actes Sud

Chelkoff G. et Paris M. 2013, « Des jardins pour ménager les bords de route », Anthos, 1.13, L’architecture du paysage en France, pp.34-37

De Certeau M. et Giard L. 1980, 1990. L'invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire et tome 2 : Habiter, cuisiner. Gallimard

Dubost F. 1997, 1984, Les jardins ordinaires, L'Harmattan, Titre original : Côté jardins

Goody J., 1994, 1993, La culture des fleurs, Seuil, Collection La librairie du XXe siècle

Harrison R. 2007, Jardins : réflexions sur la condition humaine, Paris, Editions le Pommier

Luginbühl Y. 2006, Un monde au balcon, la nature dans le quartier, in Vaquin J.-B., A la découverte de la nature à Paris, Paris, Atelier Parisien d’Urbanisme/Le Passage, pp.249-265

Paris M. 2011, Le végétal donneur d’ambiances ; jardiner les abords de l’habitat en ville, Grenoble, Cresson, Université de Grenoble, Thèse de doctorat d’architecture et d’urbanisme

Paris M. 2012, Chapitre 8 : Montre-moi ton jardin et je te dirai comment tu habites, In Annabelle Morel-Brochet et Nathalie Ortar, La fabrique des modes d’habiter, Paris, L’Harmattan, pp.161-178