Du présent au passé : L’approche ethnobotanique dans l’étude des sociétés humaines passées

Grâce à l’étude des vestiges végétaux, l’archéobotanique tente de reconstituer les environnements et de mieux comprendre le rôle des plantes dans les sociétés humaines passées. Maria Rousou, récipiendaire du prix de thèse de la SNHF 2023, nous emmène sur les traces de ses recherches, à Chypre.

L’étude des paysages et paléoenvironnements, l’histoire des écosystèmes, l’évolution de la végétation sous le changement climatique et l’influence humaine, ainsi que l’utilisation des ressources végétales se placent au cœur de l’étude archéologique, qui vise à comprendre les sociétés passées et leurs interactions avec le milieu naturel. L’archéobotanique s’intéresse à l’étude des vestiges végétaux, qui se composent des macro-restes : fruits, graines, charbons de bois, et des micro-restes : grains de pollen, phytolithes. Ils sont issus de sites archéologiques. L’archéobotanique vise à reconstituer les paléo­ environnements et leur évolution au cours du temps en relation avec les facteurs naturels et anthropiques, ainsi qu’à mieux comprendre les économies et le rôle des plantes dans la vie des sociétés humaines passées (Thiébault 2010). Approche interdisciplinaire, l’étude archéobotanique croise ainsi des données issues de disciplines et domaines de la recherche différents, dont la botanique, la taxinomie, l’écologie, la phytosociologie, l’archéologie, l’analyse du mobilier archéologique, l’anthropologie, l’ethnologie et l’ethnobotanique. Comme il n’est pas possible de faire des observations directes dans les paysages et sociétés passées, l’approche actualiste est ainsi largement utilisée pour l’interprétation des données archéobotaniques. Les résultats obtenus par l’étude des vestiges archéobotaniques sont comparés aux données de la végétation et des sociétés végétales actuelles.

Comprendre le rôle des plantes pour la vie quotidienne des sociétés passées

L’identification taxinomique (2*) des vestiges archéobotaniques, une fois examinés au laboratoire sous loupe binoculaire ou microscope, effectue une analyse contextuelle. Cette approche permet de replacer les restes archéobotaniques dans leur contexte archéologique, d’étudier dans quel type de dépôt ils ont été trouvés (par exemple, sols, foyers, fosses, éléments d’habitation) et en association avec quels autres vestiges archéologiques (restes fauniques, mobilier archéologique). L’étude contextuelle permet ainsi d’analyser si les restes archéobotaniques ont été trouvés dans des contextes archéologiques dits primaires ou secondaires : s’agit-il d’un dépôt où les vestiges archéo­ botaniques ont eu une utilisation primaire (par exemple, préparation alimentaire, fourrage, artisanat, architecture) ou plutôt d’un contexte où ils étaient déposés après leur utilisation primaire (par exemple, rejetés dans une fosse ou dans un foyer pour la combustion de déchets domestiques) ? Dans ce dernier cas, l’analyse contextuelle ne permet donc pas de savoir quelle était l’utilisation initiale des restes végétaux.

Enquête ethnobotanique à Chypre. Entretien et démonstration d’un spécimen d’herbier
Enquête ethnobotanique à Chypre. Entretien et démonstration d’un spécimen d’herbier © K. Petropoulos, 2023

L’ethnobotanique pour aider à mieux comprendre les relations homme-environnement

Si l’analyse contextuelle présente parfois des limites dans l’interprétation des données archéobotaniques, l’approche ethnobotanique constitue une source d’information intéressante. Les informations enregistrées par les ethnologues et ethnobotanistes lors de missions de terrain sur l’exploitation et les utilisations traditionnelles des plantes (photo 1) peuvent contribuer à l’interprétation des données archéo­ botaniques. Elles peuvent nous aider à explorer les différentes hypothèses quant aux utilisations possibles des plantes par l’homme. Elles offrent aussi des informations sur d’autres aspects des relations homme-environnement, telles que la gestion des ressources végétales, le traitement des parties végétales à des fins diverses (artisanat, architecture, alimentation), la saisonnalité des récoltes, mais aussi les outils employés et les chaînes opératoires dans le traitement des végétaux.

S’agit-il, cependant, toujours des équivalents directs ou d’interprétations entièrement fiables ? Si les données ethnobotaniques contribuent à explorer toutes les possibilités quant à l’utilisation et l’usage des ressources végétales, elles doivent être toujours examinées et évaluées sous un prisme critique car il est impossible de savoir si les populations humaines passées étaient conscientes de toutes les utilisations possibles des plantes à un moment donné. Par ailleurs, elles doivent être croisées avec d’autres informations obtenues par l’étude du matériel archéo­ logique et bioarchéologique afin de vérifier les hypothèses développées à partir des sources ethnobotaniques.

Par exemple, dans le cadre du Néolithique précéramique (3*) de Chypre (IXe-VIe millénaire avant notre ère) (Rousou 2022), certains arbres (chêne, pistachier) ont pu être utilisés dans l’architecture, comme le montre la découverte de trous de poteaux à Klimonas (Vigne et al. 2017) et Shillourokambos.

Certaines essences, identifiées par l’analyse de charbons de bois, sont appréciées pour leur souplesse ou leur dureté, comme l’ Acer (érable), le Quercus sclérophylle (chêne sclérophylle), le Styrax officinalis (aliboufier) et d’autres parce qu’elles sont plus tendres ou plus légères, comme le Salix (saule), le Populus (peuplier), ou le Platanus orientalis (platane). D’autres plantes pourraient avoir servi comme support pour la vannerie (photo 2), la confection de nattes, de litières ou de cordages : les tiges de Pistacia lentiscus (lentisque), P. terebinthus (térébinthe), Vitex agnus-castus (gattilier), Myrtus communis (myrte commun) ou les feuilles de Phragmites ou Arundo (roseaux).

Si les données ethnobotaniques ouvrent des perspectives dans ces interprétations, l’analyse tracéo­ logique (4*) de l’outillage lithique taillé (silex) et osseux (outils pointus) des sites archéologiques de Klimonas, Shillourokambos et Khirokitia suggère leur utilisation pour le travail de matières végétales rigides (bois) ou le travail de matériau végétal siliceux (Astruc 2002 ; Legrand 2007 ; Philibert 2011). Les plantes riches en tanins (peuplier, saule, chêne, pin, pistachier) ont pu avoir servi pour le traitement de matières animales, comme le suggère également l’analyse tracéologique d’outils en silex.

Carte de Chypre indiquant les sites néolithiques précéramiques étudiés
Carte de Chypre indiquant les sites néolithiques précéramiques étudiés © dessin par M. Rousou
Production de vannerie par la méthode traditionnelle à Volax, sur l’île de Tinos en Grèce
Production de vannerie par la méthode traditionnelle à Volax, sur l’île de Tinos en Grèce © K. Petropoulos, 2020

Quel avenir et quels défis pour la recherche ethnobotanique en archéobotanique ?

Le développement des études ethnobotaniques sous le prisme archéobotanique représente une importance majeure car ces études constituent un outil indispensable dans l’interprétation des résultats archéobotaniques. Malgré tout, l’industrialisation, le développement de nouvelles techniques et méthodes, l’urbanisation et la destruction du milieu naturel conduisent à la perte d’une grande partie des connaissances traditionnelles. Il s’agit ainsi d’un véritable défi pour l’étude ethno­ botanique et en même temps cela souligne l’importance du développement de ces études. Outre l’importance pour l’archéobotaniste, les études ethnobotaniques contribuent dans une perspective plus large à une meilleure compréhension de la cognition humaine : la perception du milieu naturel et de la biodiversité par l’homme, l’organisation de la société et des tâches pratiques, le fonctionnement de la pensée humaine, l’apprentis­ sage informatif et adaptatif, etc. Si les données ethnobotaniques permettent de proposer des nouvelles hypothèses dans l’interprétation des données archéobotaniques, elles contribuent à leur tour à une meilleure connaissance de l’histoire des pratiques traditionnelles dans la longue durée et à une meilleure évaluation et préservation des savoirs traditionnels.


Maria Rousou

Chercheuse postdoctorale

Malcolm H. Wiener Laboratory for Archaeological Science,
American School of Classical Studies at Athens, Greece
Université de Jijel, Algérie

(1*) Cet article est issu de la thèse de Maria Rousou, lauréate du prix de la Société nationale d’horticulture de France de l’année 2023.

(2*) Attribution des vestiges archéobotaniques à une famille, à un genre, à une espèce ou à une sous-espèce végétale selon des critères anatomiques et morphologiques.

(3*) Période chronologique avant la découverte de la fabrication et de l’utilisation de la poterie.

(4*) Analyse des traces sur la surface des outils en silex ou en os.