Deux cents ans d’iris hybrides
La création des iris modernes est récente. En effet, c’est au XIXe siècle seulement que les premiers essais de sélection commencent, et à la fin de ce même siècle que les premières hybridations apparaissent. Aujourd’hui, les amateurs peuvent chaque année découvrir de nombreuses nouvelles variétés. Retour sur cette histoire fleurie.
Les iris naturels
Si de grands iris existent dans nos jardins depuis la nuit des temps, ceux que nous admirons aujourd’hui ne sont que les derniers représentants d’une évolution qui a commencé il y a environ deux cents ans. Auparavant on ne voyait que les iris conçus par la nature : il y avait les grands iris violets, ceux que l’on désigne sous le nom de I. X germanica, leurs cousins à fleurs bleues claires ou blanches (I. pallida et I. florentina), l’espèce I. plicata, dont les fleurs au fond blanc s’ornent, sur les bords, de dessins bleus plus ou moins denses, et quelques petites espèces presque naines comme I. variegata à pétales jaunes et sépales rayés de jaune et de brun-rouge. Ces espèces étaient originaires d’Europe, plutôt des rives de la Méditerranée, et c’est de là qu’elles se sont répandues. Elles ont toujours intéressé les hommes, non pas pour quelque vertu médicinale, mais essentiellement pour leur caractère décoratif et comme plantes à parfum.
Sélection et hybridation dès le début du XIXe siècle
Le premier à avoir songé à sélectionner des iris s’appelle Marie-Guillaume de Bure (1781-1842). Il vit de ses rentes et peut s’adonner à sa passion pour l’horticulture. Le premier iris auquel il donne un nom est une fleur blanche, bordée et piquetée de bleu violacé, issue de l’espèce botanique Iris plicata. Cette plante, qui a aujourd’hui disparu, rencontre immédiatement un grand succès auprès des amateurs, mais c’est un certain Lémon, pépiniériste à Belleville, qui prend sa succession et produit de nombreuses variétés nouvelles dont la plupart sont des « plicatas », sans doute parce que ce modèle était le plus original et donc le plus commercial. Un autre pépiniériste, Verdier, a l’idée de provoquer la pollinisation afin de se substituer aux bourdons et de choisir les croisements désirés. Peu à peu apparaissent des plantes aux couleurs plus variées, au développement plus grand et plus solide que celui des variétés originelles.
La guerre de 1870 stoppe les efforts de Lémon, Verdier et d’autres. En Grande-Bretagne, en revanche, l’hybridation prend un tour important et plusieurs botanistes s’intéressent au sujet. Mais leur travail est assez brouillon et c’est William Rickatson Dykes qui y met bon ordre. Il se constitue une importante collection, ce qui l’amène à écrire un ouvrage, intitulé The Genus Iris. Il s’agit d’une œuvre fondamentale, abordant tous les aspects de la botanique des iris.
Dans les années 1880-1890, les hybrideurs commencent à = constater qu’en dépit de leurs efforts, les fleurs obtenues ne sont pas fondamentalement différentes de celles qui existent déjà. Le progrès marque le pas ! C’est à ce moment que des explorateurs botanistes découvrent en Turquie des iris d’un bleu profond, possédant des tiges beaucoup plus robustes et des fleurs plus grosses que celles des iris européens. Ils présentent cependant un défaut : ils sont uniformément bleus ! Les hybrideurs anglais, mais aussi français, ont l’idée de croiser ces « nouveaux » iris avec les « anciens » qu’ils avaient en pépinières. Cependant, les résultats sont décevants. Ce phénomène reste inexpliqué jusqu’à ce que les travaux du botaniste français Marc Simonnet révèlent que les deux espèces comptent un nombre différent de chromosomes, ce qui les rend difficilement compatibles et le plus souvent stériles.
Succès de l’hybridation
En effet, on avait essayé d’hybrider des plantes tétraploïdes (1*) (4n), les « nouvelles », avec des plantes diploïdes (2n), les « anciennes », d’où l’obtention de plantes triploïdes stériles. Mais il arrive que le nombre de chromosomes se double accidentellement. Cet accident s’est en fait produit suffisamment souvent pour que les hybrideurs du début du XXe siècle en tirent profit et créent une nouvelle race d’iris, celle que nous connaissons actuellement et qui continue à être largement développée. En augmentant de 2n à 4n le nombre de chromosomes, on accroît la taille et la robustesse et on multiplie de façon inimaginable les possibilités de combinaisons de couleurs et de motifs.
Henry de Vilmorin, alors dirigeant de l’entreprise familiale, fait en 1895 l’acquisition de la variété d’iris dénommée ‘Amas’, réputée pour la taille exceptionnelle de ses fleurs et qui était en fait l’un des iris dont nous venons d’évoquer l’histoire. Il a en tête l’idée de l’utiliser pour transformer les iris de jardin et en faire des fleurs imposantes, susceptibles de plaire à de nombreux amateurs. C’est son fils Philippe qui recueille les fruits de cette initiative et les années qui précédèrent puis suivirent la Première Guerre mondiale voient le catalogue d’iris de Vilmorin-Andrieux s’enrichir de variétés exceptionnelles.
Le monde des iris devient américain
La Première Guerre mondiale contraint la France et l’Europe continentale à passer le flambeau aux États-Unis. Rapidement le monde des iris américains se développe, s’enrichit, se structure et son influence, voire sa domination, n’ont pas véritablement cessé. En créant l’American Iris Society au début des années 1920, les Américains fondent véritablement ce qu’on appelle le monde des iris, avec ses lois, ses règlements et ses distinctions honorifiques.
Cependant, de valeureux hybrideurs français entretiennent une vigoureuse émulation avec les Américains, grâce à une figure remarquable, Ferdinand Cayeux (1864-1948)(2*). Un grand nombre des iris qu’il a obtenus restent aujourd’hui des variétés majeures. Il a notamment su tirer profit de l’apparition soudaine de la couleur rose dans le panel à disposition. Cette couleur nouvelle chez les iris envahit en quelques années les jardins des hybrideurs. Ce phénomène étrange est le résultat d’une évolution, ou d’une mutation, de la couleur jaune issue de l’espèce I. variegata, possible uniquement avec des plantes tétraploïdes.
Avec la Deuxième Guerre mondiale, alors qu’en Europe l’heure n’est pas du tout aux plantes d’agrément, un nombre important de grands hybrideurs prend son essor aux États-Unis.
À partir des années 1950, des progrès considérables vont transformer les fleurs d’iris. En même temps, le nombre des nouvelles variétés mises chaque année sur le marché augmente fortement. Aux États-Unis, des nouveautés apparaissent, iris « à éperons », iris à fleurs rubanées… mais les hybrideurs européens ne s’en laissent pas conter et parviennent bien souvent à faire aussi bien que leurs collègues américains. Par ailleurs, la dissolution de l’URSS permet aux amateurs des pays dits « de l’Est » de se lancer dans une création exponentielle de nouveaux iris, au point que, de nos jours, c’est en Russie qu’il y a chaque année le plus grand nombre d’enregistrements de nouveautés !
On est loin aujourd’hui des sélections hasardeuses de Marie-Guillaume de Bure. Des milliers d’iris nouveaux apparaissent chaque année, et l’on peut s’attendre à ce que cette expansion continue. Comme notre univers, le monde des iris est en constante extension et cela laisse présager beaucoup de plaisir à ceux qui aiment cette fleur majestueuse et élégante.
Sylvain Ruaud
Société française des iris et plantes bulbeuses
À LIRE
Philippe de Vilmorin et les iris, Sylvain Ruaud, 2015, Actes du colloque « Les Vilmorin, des graines et des hommes »,
éd. SNHF, 18-20
(1*) Le nombre de chromosomes chez les iris diploïdes est 2n=24, il est de 4n=48 chez les iris tétraploïdes et 3n=36 chez les iris triploïdes.
(2*) Voir aussi dans Jardins de France : www.jardinsdefrance.org/cayeux-le-prestige-de-liris