Des Apiacées à l’apéro : Anis et fenouil au cœur du pastir
Plusieurs plantes de la famille des Apiacées entrent dans la composition de boissons alcoolisées comme le raki turc ou l’ouzo grec. Pour le célèbre pastis, ce sont l’anis vert et le fenouil. Les composants chimiques de ces deux plantes présentent des vertus médicinales, mais ils assurent aussi sa saveur à cet emblème de convivialité à l’accent méditerranéen.
L’absinthe a été interdite en France en 1915, accusée de provoquer convulsions et démence, et par extension tous les alcools similaires. Élaborée à partir d’une plante de la famille des astéracées, Artemisia absinthium, elle a connu son apogée à la fin du XIXe siècle, utilisée comme antipaludéen et appréciée comme boisson alcoolisée. Une herbe amère réputée pour ses bienfaits pour la santé et ses supposées propriétés hallucinogènes. Mais sa substance chimique, la thuyone, peut agir comme un convulsif lorsqu’elle est consommée en grande quantité. Cinq ans plus tard, en 1920, sous la pression des distillateurs, la loi autorise les apéritifs anisés à condition qu’ils ne contiennent pas d’absinthe, que leur couleur ne soit pas verte et que l’alcool ne dépasse pas trente degrés, limite relevée à quarante degrés en 1922 (l’absinthe d’avant 1915 titrait entre 68 et 72 degrés). Les boissons à base d’anis étaient ainsi fabriquées par les familles à partir de plantes disponibles dans leur environnement, plus ou moins complexes et variées. Ces plantes étaient mises à macérer dans de l’alcool et l’infusion obtenue permettait de parfumer l’eau et de se désaltérer.
Le pastis, une invention de Paul Ricard
C’est en 1932 que le mot « pastis », de l’occitan provençal pastisson « petit pâté » ou « mélange », fait son apparition. Paul Ricard, fils de négociant en vins, seulement âgé de vingt-trois ans, élabore une nouvelle recette à base d’anis vert, anis étoilé (ou badiane), fenouil et réglisse, cette dernière étant une grande nouveauté dans une boisson alcoolisée. Il va lui donner son nom, avec pour slogan « Ricard, le vrai pastis de Marseille ». Henri-Louis Pernod, tête de proue de la production française d’absinthe, produit alors un apéritif anisé sous le nom de « Pernod », sans préciser qu’il s’agit d’un pastis. C’est le début d’une véritable frénésie en Provence, puis ailleurs, pour le « petit jaune », qui devient la vedette des comptoirs. Les marques se multiplient, qui gardent jalousement le secret des ingrédients utilisés et de leurs proportions. Selon les recettes inventées par les producteurs, des dizaines de plantes et épices peuvent être ajoutées aux éléments de base : angélique, armoise, cannelle, cardamome, centaurée, fève de Tonka, clou de girofle, poivres, muscade, thym… Ainsi le pastis « artisanal » Henri Bardouin, développé en 1990, allie plus de soixante ingrédients, plantes et épices macérées, distillées et assemblées.
Une boisson soigneusement encadrée
En 1938, la loi autorise un dosage d’alcool de quarante-cinq degrés. Mais en 1940, une nouvelle interdiction frappe le pastis : il est accusé d’affaiblir les soldats face à l’ennemi et responsable de la défaite française ! Le degré de taux d’alcool autorisé est abaissé à seize degrés. L’usine Pernod devient une chocolaterie, Ricard se convertit dans le jus de fruits et le vermouth. Un réseau de contrebande d’essences anisées s’installe alors et des fabrications « maison » se multiplient. En 1951, les apéritifs anisés sont de nouveau autorisés et cette fois définitivement. La réglementation européenne exige certaines caractéristiques pour avoir la dénomination « pastis », concernant les teneurs en acide glycyrrhizique (venant de la réglisse), en sucre et en anéthol (molécule aromatique présente dans la badiane et le fenouil). C’est cette molécule qui est responsable du trouble survenant lors de l’addition d’eau. Les deux concurrents en tête du marché, Ricard et Pernod, fusionnent finalement en 1975. Ce groupe Pernod Ricard domine aujourd’hui le marché mondial et assure plus de la moitié des ventes en France. L’autre petite moitié s’est répartie entre d’autres marques qui ont su se faire une place chez les cafetiers et dans les ventes aux particuliers, en ligne et en magasins. En 2011, le décret interdisant l’absinthe est abrogé.
Des plantes aux vertus reconnues depuis l’Antiquité
Ce sont donc deux plantes de la famille des Apiacées qui entrent dans la composition du pastis : l’anis vert, Pimpinella anisum, une plante annuelle à fleurs blanches, et le fenouil, Foeniculum vulgare, une vivace à fleurs jaunes. Ces plantes se ressemblent, sont souvent confondues, portant le même nom dans de nombreuses langues, et sont mal distinguées également de l’aneth, Anethum graveolens, aussi de la famille des Apiacées, annuelle aux fleurs jaune verdâtre.
L’anis était déjà utilisé au moins quinze siècles avant notre ère. Cultivée sur les rives sud de la Méditerranée, cette plante était connue de la civilisation égyptienne pour ses capacités à soigner les gencives, les dents et les maladies cardiaques. Son utilisation se répand ensuite en Grèce, puis à Rome pour ses propriétés apéritives et son pouvoir désaltérant. L’anis entre aussi dans la médecine traditionnelle chinoise, dans le traitement des maladies des voies urinaires, pour améliorer la digestion, et même pour arrêter le hoquet. Les Indiens préparent depuis des siècles un « esprit ardent », alcool anisé fabriqué à partir de badiane, ou anis étoilé… sans doute l’ancêtre le plus direct de notre pastis. Les invasions mauresques (vers l’an 730), puis les croisades (entre 1095 et 1291) sont à l’origine de l’arrivée de l’anis en France, via Marseille.
Le fenouil, lui, est utilisé comme condiment dès l’Antiquité également, emblème de force et de jeunesse. Cultivé en Toscane vers la fin du Moyen Âge, il a été popularisé par Catherine de Médicis, puis acclimaté aux potagers royaux par Claude Mollet, jardinier d’Henri IV et de Louis XIII. Populaire dans le sud de l’Europe, il a aussi été cultivé dans le nord à la fin du XVIIe siècle.
Marie-Hélène Rocher-Loaëc
Journaliste horticole, membre du comité de rédaction de Jardins de France