Stockage du carbone, un enjeu de la gestion durable des sols
René Guénon
La première voie d’entrée de la matière organique dans les sols est sous forme de litières, au sens large, c’est-à-dire de débris végétaux aériens (feuilles, brindilles, branches, lixiviats[2]) mais également au niveau racinaire avec notamment le renouvellement des racines fines et la sécrétion d’exsudats racinaires (acides aminés, sucres, vitamines…). La litière d’origine animale (déjections, cadavres) peut également être importante dans certains écosystèmes (bouses, guano[3] etc.). Le temps de résidence de ces matières organiques, de quelques années à des millénaires, va dépendre de nombreux facteurs environnementaux. Au premier rang, on retrouve le type de climat qui contrôle l’humidité et la température. Mais aussi le type de végétation dont dépend la qualité des litières (labile vs récalcitrante ou encore acidifiante vs améliorante), les conditions physico-chimiques des sols (la texture, teneur en argiles, oxydes de fer et aluminium, le pH…), la profondeur, etc.
Litières décomposées
Sous un même pédoclimat (même type de sol et de climat), la qualité des litières sera sous le contrôle du type de plante (stratégie de vie, variété, espèces,) et va donc être un facteur prépondérant de la dynamique de décomposition des matières organiques apportées sous forme de litières aux sols. Cette qualité biochimique des litières se distingue en plusieurs fractions. La fraction dite soluble est composée de petites molécules (sucres, acides aminés, petits phénols, protéines, métabolites secondaires…), caractérisée par une biodégradation ou transformation rapide car utilisable facilement par les microorganismes hétérotrophes (fourniture en énergie et en nutriments). La fraction dite insoluble est composée de molécules plus grandes : la cellulose, constituée par des chaines d’unités glucose (polymère cristallin) organisées en microfibrilles qui protègent la paroi des cellules végétales, et l’hémicellulose, constituée de polymères de sucres dont l’ossature est constituée principalement par des chaines de xyloglucane (glucose et xylose). Elle a un rôle de ciment et de cohésion entre les microfibrilles de cellulose. La lignine[4] qui compose aussi cette fraction, est un polymère très complexe d’unités ou groupement fonctionnels aromatiques (structures phénoliques) dont l’arrangement et les proportions vont conférer ses propriétés physico-chimiques à la litière. L’ensemble de ces polymères compose la lignocellulose dont le degré d’imbrication définit la récalcitrance ou la persistance de la litière, c’est-à-dire sa protection physico-chimique, mais aussi son apport énergétique pour les microorganismes et qui va jouer ainsi sur la vitesse de décomposition dans les sols. Autrement dit, la dynamique de décomposition va dépendre de la capacité de la faune et des microorganismes à fragmenter, déstructurer, décomposer et finalement minéraliser les tissus végétaux constitués de cellules recouvertes par cette lignocellulose.
Fertilisants chimiques et pratiques agricoles en cause
Au cours de la biodégradation des litières par les microorganismes (i.e. minéralisation primaire via des activités enzymatiques extracellulaires type hydrolases et oxydases), des molécules vont être libérées dans les sols et diffuser plus ou moins rapidement et profondément en fonctions des conditions du milieu. Les molécules non consommées par les microorganismes peuvent subir des transformations qui vont aboutir à des molécules de plus en plus grosses mais difficilement identifiables. C’est la phase d’humification où les molécules vont former des acides dits fulviques et humiques qui aboutissent à la formation de l’humine d’insolubilisation. Certaines molécules récalcitrantes (polyphénols, lignine), héritées directement des litières (peu transformées), formeront l’humine résiduelle. L’humine microbienne provient quant à elle de l’action directe de certains microorganismes, souvent des bactéries, qui assimilent des molécules solubles, les transforment et les sécrètent sous formes de polysaccharides (polymères de sucres) très stables. La minéralisation dite « secondaire » de cette humine (par les mêmes procédés que la minéralisation primaire mais beaucoup plus lentement) est une véritable soupape de sécurité des sols, évitant l’engorgement en matières organiques. L’utilisation moderne de fertilisants chimiques et les pratiques agricoles intensives stimulant cette minéralisation (labour), ont conduit à l’érosion des stocks de matière organique des sols agricoles, perdues principalement sous forme de gaz CO2, pour le carbone et de NH3 (ammoniac) ou N2O (protoxyde d’azote) pour l’azote dans l’atmosphère et sous forme de NO3– (nitrates) dans les cours d’eau et nappes phréatiques.
Changements radicale de la gestion des sols agricoles
Le stockage du carbone dans les sols, c’est-à-dire son incorporation au sol de manière durable (au moins à l’échelle humaine), est un des enjeux majeurs et prioritaires de la gestion durable des sols, à la fois pour endiguer l’effet du réchauffement climatique (stopper la progression des concentrations en CO2 dans l’air) et maintenir la fertilité organique des sols au travers du maintien de la biodiversité des sols et des fonctions biologiques qui y siègent. Les émissions de carbone fossile représentent chaque année 8,9 milliards de tonnes de CO2 à la surface de la terre. Ce carbone est une entrée nette dans le grand cycle du carbone et se surajoute donc au subtil équilibre instauré entre la fixation par les plantes (par la photosynthèse) et la respiration des sols (minéralisation des matières organiques). Il nous faut donc augmenter notre capacité à stocker le carbone dans les sols alors que nos pratiques actuelles ont l’effet opposé (déstockage). Les sols représenteraient 2 400 milliards de tonnes de carbone. Pour stopper la progression de l’augmentation du CO2 atmosphérique, on estime qu’il faudrait augmenter le taux de stockage du C dans les sols de 8,9/2400 = 4 ‰ comme stipulé dans les engagements pris par les gouvernances à la COP21 (novembre 2015, Paris). Ce changement nécessite une volonté et des implications fortes car cela passe par des changements radicaux dans la gestion des sols agricoles (couvert permanent, non labour, utilisation d’engrais organique) qui tend vers des approches d’agro écologie.
Une gestion pour la survie de l’homme
Cet objectif ambitieux mais incontournable, n’est pas atteignable pour tous les sols agricoles. Les forêts et prairies, peu perturbées et gérées par l’homme, ne sont pas concernées car en équilibre et stockent suffisamment de carbone. En revanche, l’explosion démographique dans les villes qui de surcroit s’accélère, pose un défi majeur pour la gestion des écosystèmes urbains et fait l’objet de toutes les attentions en termes de recherche et d’ingénierie. La gestion des sols et les plantes en milieu urbain sont donc au centre de cette problématique du stockage de carbone qui est un service écosystémique incontournable pour le bien-être et même la survie de l’homme.
[1] cycles biogéochimiques : processus de transport et de transformation cyclique d’un élément ou composé chimique entre les grands réservoirs que sont la géosphère, l’atmosphère, l’hydrosphère, dans lesquels se retrouve la biosphère. C= carbone, N= azote, P=phosphore et S= soufre
[2] Lixiviat : composés solubles ou non, transférés au sol par entrainement des eaux de pluie
[3] Le guano est le nom donné aux déjections des oiseaux marins et chauve-souris
[4] Voir l’article de M. C. Trouy sur la lignification dans la rubrique botanique