Conjuguer le passé au présent : les jardins historiques entre mémoire et usages contemporains

Chiara Santini

« Un jardin historique est une composition architecturale et végétale qui, du point de vue de l’histoire ou de l’art, présente un intérêt public. Comme tel, il est considéré comme un monument ». Cette définition ouvre la Charte des jardins historiques élaborée par le Comité des Jardins historiques ICOMOS-IFLA, à Florence, en 1981.
Projet de restitution de l’allée royale de Villepreaux © Agence Laverne

Rédigée afin de compléter la Charte de Venise sur la conservation et la restauration des monuments et des sites (1964), la Charte de Florence est un document fondateur qui met en évidence la spécificité du jardin comme objet patrimonial. Monument dont la composante principale est végétale – et par conséquent vivante, changeante, indéfiniment renouvelable – le jardin historique, en tant que lieu de mémoire nécessite des règles particulières pour son entretien, sa conservation, sa restauration et, éventuellement, sa restitution. Ces pratiques doivent prendre en compte à la fois les valeurs culturelles et historiques dont les jardins sont l’expression, le contexte paysager à l’intérieur duquel ils ont été conçus et les transformations dont ils ont fait l’objet au fil des siècles. Dans ces transformations complexes, entrent en jeu des facteurs qui souvent dépassent les limites administratives du site. Les enjeux de la restauration des jardins historiques, en particulier de ceux qui sont devenus des jardins publics, sont aujourd’hui de plus en plus sociaux, et environnementaux. Au fil du temps, en suivant l’évolution des représentations sociales de la nature, les pratiques et les attentes des usagers ont changé, ainsi que les contextes territoriaux ou urbains dans lesquels les jardins du passé ont été aménagés.

Concilier historique et contemporain

Comment sauvegarder l’identité d’un site, qui témoigne d’une époque et d’un imaginaire de la nature révolus, tout en continuant son histoire ? Comment adapter un jardin historique aux transformations et aux enjeux contemporains[1] ? Et jusqu’à quel point est-il nécessaire, dans une démarche de projet de restauration ou de réhabilitation, de prendre en compte ces enjeux ?

Comment en effet faire revivre l’histoire d’un jardin dont il ne nous reste que très peu de traces ? Est-il légitime de récréer aujourd’hui ce que le temps et la négligence de nos prédécesseurs ont effacé à jamais ? Ne serait-il pas plus judicieux de faire revivre l’esprit d’un site – le genius loci – avec une création contemporaine, qui articule l’esthétique d’aujourd’hui et l’imaginaire des concepteurs du passé ? Et, dans un autre cas de figure, comment restaurer un jardin qui témoigne d’aménagements successifs ? Le ramener à une époque précise de son histoire, ou essayer d’articuler les divers éléments autour d’une vision d’ensemble, plus en accord avec l’idée du monument vivant ?

Comment redonner lisibilité et cohérence à des sites dont le jardin n’était que l’un des éléments – certes le plus important, mais en constante interrelation avec tous les autres (une grande perspective ouverte sur la campagne, des bois, des exploitations agricoles, des bâtiments, etc..), alors que ceux-ci ont fait l’objet d’aménagements nouveaux, de plans de lotissement ou de transformations radicales ?

Autant de questions auxquelles les équipes de spécialistes qui s’attachent à la réhabilitation d’un jardin historique doivent se confronter. Une fois terminées les recherches sur le site, sur son histoire et sur les savoirs techniques de l’époque (ou des époques) de sa création, il faut adopter une démarche de projet qui justifie les choix adoptés.

Quelques exemples peuvent montrer la traduction pratique de ces questionnements et les réponses possibles.

Les jardins des Tuileries

Parterres des jardins des Tuileries en 2010 © Michel Audouy
Parterres des jardins des Tuileries en 2010 © Michel Audouy
Élément de la façade du palais des Tuileries dans les jardins des Tuileries © Chiara Santini
Élément de la façade du palais des Tuileries dans les jardins des Tuileries © Chiara Santini

La réhabilitation des jardins des Tuileries (1991-1996) au lendemain des célébrations pour le bicentenaire de la Révolution, présente toutes les caractéristiques d’une démarche visant à valoriser la dimension patrimoniale et vivante du jardin, en l’articulant aux enjeux d’un espace à haute fréquentation. L’équipe, dirigée par Pascal Cribier et Louis Benech, a eu en charge un lieu chargé d’histoire [2] : poumon vert au cœur de la capitale, promenade préférée des Parisiens depuis le XVIIe siècle, et lieu de nombreuses manifestations et célébrations. Elle a pris le parti de conserver, en les réhabilitant, toutes les principales structures, de même que les témoignages des différentes époques qui l’ont façonné. En articulant la volonté de renouer avec l’histoire (en la prolongeant) et le souci de faciliter le travail des jardiniers, de nouvelles solutions techniques pour la composition et la gestion des parterres ont été adoptées. Un plan de régénération des arbres a été choisi ; des aires de jeu, des lieux de restauration et des bosquets ont été réaménagés. Plus récemment, des restes des portails de l’ancien palais des Tuileries, ont trouvé leur place à l’extrémité de certaines allées, permettant ainsi de faire resurgir le souvenir du palais Renaissance qui surplombait le jardin.

Le parc des Buttes-Chaumont

Allée du parc des Buttes-Chaumont avant les travaux de rénovation © Morgane Chouin / Mairie de Paris, Service Paysage et Aménagement.
Projet de rénovation des allées du parc des Buttes Chaumont – aquarelle de Morgane Chouin / Mairie de Paris, Service Paysage et Aménagement

Le chantier de rénovation du parc des Buttes-Chaumont, lancé par la Mairie de Paris en novembre 2012 [3], propose une articulation intéressante entre le respect de la conception d’origine, les attentes des usagers et le souci d’une gestion plus économe (notamment de l’eau). Inaugurées lors de l’Exposition Universelle de 1867, les Buttes-Chaumont sont considérées aujourd’hui comme l’un des parcs préférés des Parisiens qui viennent ici faire du jogging, se promener et profiter des grandes pelouses en pente et des activités pour enfants. Le projet prévoit de restaurer certains éléments historiques (comme le mobilier, les formes du relief, les points de vue, l’absence de trottoirs, etc.) mais aussi d’utiliser des matériaux nouveaux avec des meilleurs prestations techniques (enrobé dépigmenté pour les allées). Seront ainsi offerts aux usagers des espaces plus sécurisés (remise en place des rusticages et des barrières en faux bois, fragilisés et mal entretenus) et de meilleures conditions d’accès aux allées et aux pelouses.

Réhabilitation de l’Allée royale de Villepreux

Projet de restitution de l’allée royale de Villepreaux © Agence Lavern

La réhabilitation de l’Allée royale de Villepreux, prolongeant vers l’Ouest la perspective du Grand Canal à Versailles, montre comment la reconstitution du Grand Parc de chasse de Louis XIV peut s’intégrer dans un projet de plus ample envergure visant à valoriser le patrimoine historique. Conçue par le paysagiste Thierry Laverne, et actuellement en cours de réalisation, cette allée avec deux circulations douces latérales, respectera l’activité agricole de la plaine et les pratiques de ses usagers. Elle permettra de restaurer l’échelle d’origine du projet de Le Nôtre (l’axe Est-Ouest articulant l’ensemble du domaine). Et surtout elle contribuera aux actions menées depuis 2008 par la communauté d’agglomération de Versailles Grand Parc, pour la sauvegarde de l’identité historique et paysagère de la Plaine de Versailles.

 

La rénovation des parcs historiques : gérer l’envahissement

Les parcs historiques souffrent de vieillissement et voient leurs boisements se régulariser par un phénomène d’envahissement forestier qui se fait au profit de quelques espèces ligneuses supplantant celles plantées il y a plus d’un siècle. Ceci est particulièrement vrai pour les parcs dits « à la française » ou parcs réguliers dont les bosquets sont envahis d’érables et de frênes. Il se crée alors une formation boisée qui perd toute valeur paysagère et patrimoniale. Quelle rénovation doit-on et peut-on envisager ? Une restitution ? Une réhabilitation ? Une restauration ? Le choix est presque entièrement lié aux moyens dont dispose le gestionnaire. Aujourd’hui, les inventaires floristiques mettent en lumière l’état de dégradation des bosquets qui, dans le nord de la France, évolue vers l’érablière-frênaie. Tel est le cas à Méréville, Chaumont-sur-Loire, Saint-Cloud, Versailles, Sceaux et de nombreux autres sites où il n’a pas été tenu compte de la gestion des boisements et des arbres.

La tempête de décembre 1999 a fait prendre conscience de la nécessité de gérer les unités arborées autrement « qu’en laissant vieillir ». En effet, la technique qui vise à conduire de façon uniforme les bosquets aboutit obligatoirement à couper à blanc. Aussi, afin d’éviter ce type de traitement, il est préférable « d’irrégulariser », soit à partir des essences, soit par des interventions forestières dans les boisements. La plantation de pins sous couvert est vivement déconseillée et le remplacement pied à pied, dans le temps, n’est pas concevable (difficile et onéreux).

Ce qui vaut pour les bosquets est évidemment valable pour les alignements et les relations de cohabitation de ceux-ci avec les bosquets qui impactent leur croissance. Le renouvellement des alignements devra se réaliser de façon concomitante avec les travaux touchant les bosquets. Un espace des 2/3 de la hauteur maximale des arbres du bosquet contigu à l’alignement, devra rester vierge de toute végétation ligneuse. Une autre méthode visant à rénover les parcs historiques est la suppression partielle ou totale de plusieurs bosquets suivie de replantations espacées dans le temps ce qui a pour résultat de déséquilibrer les classes d’âge des bosquets et « d’irrégulariser » les peuplements (turn over). Cette méthode brutale et inesthétique est généralement peu acceptée par les élus et les habitués des sites concernés.

Raymond Durand

 

[1] Enjeux contemporains : pratiques sportives et de loisir, attractivité touristique, contraintes économiques, développement durable des territoires, mise en place des infrastructures, etc.

[2] Voulu par Catherine de Médicis pour son nouveau palais des Tuileries, le jardin fut agrémenté par des grandes parterres en broderie au début du XVIIe siècle, redessiné par André Le Nôtre à partir de 1664, et encore réaménagé par Louis Philippe et Napoléon III, au XIXe siècle.

[3] Achèvement prévu en 2016.

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