Basitonie, acrotonie… le management dans le monde des bourgeons !
Daniel Lejeune
Sous les climats tempérés, les modèles architecturaux des végétaux ligneux sont nettement moins variés que sous les tropiques. La plupart d’entre eux se développent selon trois principaux schémas relativement faciles à décrire en analysant les relations de dépendance mutuelle des bourgeons au cours des années successives et de leur évolution.
Exemple de réitération sur Sambucus nigra - © D.R.
Les ligneux se développent annuellement par vagues de croissance successives dont on peut identifier les unités grâce aux traces laissées par la chute des écailles des bourgeons terminaux au redémarrage printanier (mais aussi par la taille des entrenœuds). Lors du développement de chaque nouvelle unité, les bourgeons latéraux ont une destinée variable selon leur position et leur distance de l’extrémité apicale du rameau.
Les flux et les gradients hormonaux expliquent parfaitement cette destinée. C’est en particulier le cas pour la célèbre auxine, pressentie depuis la fin du XIXe siècle, mais clairement identifiée en 1926 par Went.
Élaborée au niveau des bourgeons terminaux, l’auxine a pour effet d’empêcher le développement des ramifications proches pendant la phase de croissance : c’est la dominance apicale. A l’inverse, les cytokinines synthétisées par les racines ou directement par les bourgeons vont stimuler la ramification. Il en résulte la mise en place d’un gradient de capacité des bourgeons à débourrer ou à rester inhibés l’année suivante. La préséance des bourgeons ainsi établie aboutit selon les ligneux à différentes modalités de développements.
De la germination à la complication
L’acrotonie, notion développée par Troll et Rauh, puis précisée physiologiquement par Champagnat, caractérise le développement de l’arbre. Le développement schématique d’un arbre peut ainsi se décrire :
- La première année, la germination de la graine produit une tige simple non ramifiée, c’est le scion. L’arbre est dans l’enfance.
- La seconde année, une nouvelle unité simple s’ajoute à la précédente qui va se ramifier dans sa partie terminale (acrotonie). La tige principale est unique et cette situation va demeurer plusieurs années et constituer le tronc. La « flèche » est identifiable sans ambiguïté et traduit l’hégémonie du bourgeon terminal sur tous les autres. Dans une moindre mesure, cette dictature a des imitateurs dans les branches latérales, d’ailleurs peu érigées, dont les bourgeons secondaires ne se développent qu’à la face inférieure du rameau. L’ensemble, globalement pyramidal, donne une sensation de vigueur.
- L’arbre entre ensuite dans une phase de complication de son architecture : il semble apparaître des flèches secondaires, de plus en plus équivalentes à l’axe primitif. La population des bourgeons entre dans un régime « oligarchique », puis « démocratique ».
Descente de cime
Ces différentes phases se retrouvent à peu près chez toutes les espèces, mais le même programme ne se déroule pas selon un même calendrier. La phase juvénile1 peut être très longue ici, très brève là.
En même temps, se met en place le système reproductif qui ne fera dorénavant que s’intensifier jusqu’à la mort de l’arbre.
L’arbre entre ensuite dans une période de dégradation progressive où, faute d’une alimentation suffisante, la complication surnuméraire des ramifications n’empêche pas l’apparition de bois mort dans la couronne.
La perte de vigueur de la canopée explique que des ramifications nouvelles et vigoureuses apparaissent de plus en plus bas sur le tronc qui va donc dorénavant porter l’essentiel de la verdure. C’est la fameuse « descente de cime », ultime tentative de survie à l’anarchie ambiante.
Une architecture réitérée
Le gestionnaire s’interroge en général sur le bénéfice restant à conserver un tel sujet qui, ne pouvant plus lutter, commence à être attaqué par différents parasites et voit sa solidité mécanique gravement mise en cause, alors que la diversité biologique abritée, insectes, champignons, vertébrés troglodytes, n’a jamais été aussi riche !
En général, la fin de descente de cime est irréversible. Pourtant, certaines espèces parviennent ordinairement à faire émerger de la souche une nouvelle génération d’axes vigoureux susceptibles de redonner un nouveau cycle. Un exemple fameux est celui des tilleuls.
Les accidents mécaniques, les forts élagages ou certains modes d’exploitation forestière viennent perturber le déroulement décrit ci-dessus en provoquant généralement une accélération du programme, voire l’apparition d’étapes que l’espèce ne connaît pas à l’état naturel. C’est ainsi que la régénération des chênaies par recépage équivaut à une descente de cime drastique.
Dans tous les cas, l’arbre réagit à tous ces traumatismes en s’efforçant de réparer son architecture aérienne par le démarrage accéléré de bourgeons auparavant inhibés et dorénavant libérés de toute contrainte hormonale. Leur développement imite complètement celui d’un jeune arbre issu du semis primitif. On dit que l’arbre « réitère » son architecture.
Enfin, le développement de la partie aérienne d’un arbre trouve une correspondance et un séquencement assez symétriques dans le système racinaire où le pivot se voit progressivement accompagné de pivots secondaires, généralement trahis par les contreforts qu’ils provoquent à la base du tronc (cas du Charme).
Le modèle type « buisson »
Le second modèle architectural des végétaux ligneux est classiquement celui qui aboutit au type « buisson » où la ramification généralisée est très précoce et où les branches les plus vigoureuses sont issues de bourgeons de la base, affranchis des contraintes apicales (notamment par la mise à fleurs) des bourgeons distants entrant précocement en croissance (travaux de Barnola). On parle de basitonie : alors que le type « arbre » aboutit spontanément à la formation d’un tronc, le type « buisson » aboutit spontanément à la formation d’une touffe. Les plantes sarmenteuses telles que Rosa canina ou Rubus, relèvent de ce type, s’y ajoute le phénomène d’épitonie qui traduit la croissance préférentielle de rameaux axillaires sur la face supérieure en particulier au niveau de l’arcure des rameaux.
Basitonie compensée
Un troisième modèle (arbuste) procède de la croissance simultanée de pousses vigoureuses basitones et du développement sur les pousses âgées d’un an de ramifications acrotones (faisant de chacune d’elle un petit arbre). On parle de basitonie compensée (lilas, sureau, …)
Bien sûr, ces trois schémas de développement sont très simplificateurs et l’on rencontre de très nombreux cas intermédiaires : des troncs précocement ramifiés, mais dépouillés néanmoins de verdure (beaucoup de « petits » érables), des arbustes densément ramifiés et restant dans un état nain (port en coussin des arbustes alpestres)…
Chaque architecture tend à s’adapter au milieu. Les végétations en coussin sont fréquentes en milieu alpestre. Les végétations pyramidales sont fréquentes en milieu enneigé, cette adaptation permettant d’échapper aux brisures sous l’effet des charges accumulées…
Quercus pedunculata © D.R.
Des limites floues
Les acrobaties sémantiques développées depuis un peu plus siècles pour distinguer arbres, arbustes ou buissons montrent que les limites sont nécessairement floues.
A l’intérieur d’une population, le semis fait apparaître des formes limites ou des architectures exceptionnelles. Chez le noisetier d’Europe, Corylus avellana, le modèle est arbustif mais certains sujets s’élèvent parfois sur un tronc (et ne rejettent pas). Chez le noisetier de Byzance, Corylus colurna, le modèle est arborescent mais un certain pourcentage de graines donne naissance à des touffes sans que ne se dégage jamais un axe dominant. Cette ambivalence de l’espèce se retrouve également chez les sureaux, Sambucus nigra.
D’ailleurs, n’est-ce pas grâce à cette plasticité potentielle que le jardinier parvient à « monter en tige » des arbustes pourtant tout à fait basitones, voire des lianes ?
L’intervention horticole raisonnée, basée sur une lecture pertinente de l’architecture d’un végétal, permet de gérer les ligneux en respectant leur longévité potentielle et, si possible, leur silhouette spécifique.
Cet objectif a sous-tendu l’essentiel de l’effort pédagogique de Pierre Rimbault, bien connu de beaucoup d’entre-nous et trop tôt disparu.
À lire...
- BELL Adrian D. Les plantes à fleurs, guide morphologique illustré, 1993, Masson.
- BURTE J.N. et al. Le Bon Jardinier 153e édition, volume 1, 1992, La Maison Rustique
- HALLE F. Plaidoyer pour l’arbre, 2005, Actes Sud
- HALLE F. et OLDEMAN R. A. A. Essai sur l’architecture et la dynamique de croissance des arbres tropicaux, 1970, Masson et Cie.
- La Méthode VECUS – Une aide pour choisir l’essence la mieux adaptée au site. http://www.arbres-caue77.org/pages/conseils/plantation/
[1] Juvénilité : phase pendant laquelle le végétal est incapable de fleurir (de se reproduire) même en conditions favorables