La mycohétérotrophie et le jardinier

Mélanie Roy

Les plantes mycohétérotrophes sont des plantes dont la nutrition en carbone organique est assurée par des champignons, associés à leurs racines. En avez-vous déjà observé dans votre jardin, ou dans un parc botanique ? Incapables de photosynthèse, elles sont parfois blanches, marron, ou vivement colorées, comme Sarcodes sanguinea, une éricacée. L’association aux champignons est difficile à observer à l’oeil nu, mais des indices peuvent vous aiguiller : si vous la déterrez, une plante mycohétérotrophe révélera son système racinaire, parfois hypertrophié, mais jamais connecté à une autre racine comme le sont les plantes parasites d’autres plantes. Ce mode de vie a émergé chez huit familles d’angiospermes, et notamment chez les orchidées.

Cordons mycéliens de Marasmius cladophyllus colonisant les racines d’une orchidée mycohétérotrophe, Uleiorchis ulei. Le marasme était initialement attaché à une feuille morte de la litière.  © M. Roy

Les orchidées, dont la culture est maintenant maîtrisée, au moins in vitro, sont très nombreuses, pourtant les espèces mycohétérotrophes résistent. Leur floraison parfois extrêmement discrète – Epipogium aphyllum est surnommée l’orchidée fantôme – suscite peut-être moins l’engouement des amateurs de clonage. Néanmoins, les quelques cas de culture, souvent au laboratoire, ont révélé un peu du fonctionnement de cette association entre les orchidées et leurs champignons. Examinons deux exemples.

Gastrodia elata

Gastrodia elata trouve son origine dans des régions montagneuses de la Chine et de la Corée. Son tubercule hypertrophié est traditionnellement consommé depuis plus de deux mille ans comme plante médicinale. Sa culture reste mystérieuse jusqu’en 1960. Réputée rare, impossible à planter, cette plante est vénérée, et plusieurs observations suggèrent déjà la mycohétérotrophie. Par exemple, au XVIe siècle, Li Shizhen la décrit comme une plante parasite, dont le rhizome est uniquement attaché à des structures comme des racines, soyeuses et blanches : des hyphes, et donc des champignons.

À partir de 1960, en Chine, les recherches sur la culture de Gastrodia elata détectent enfin des champignons. Après isolement et culture, le champignon est identifié. Il s’agit d’un mycène, Mycena osmundicola, qui lance la germination des graines de Gastrodia elata. Pour la croissance du rhizome, qui nécessite un apport de carbone plus conséquent, un autre champignon capable de dégrader des copeaux de bois et même de tuer des arbres, Armillaria mellea, est identifié. Qui aime les bois de résineux aura déjà rencontré l’armillaire couleur de miel. Son mycélium s’attaque aux racines, et il est bien difficile de limiter sa progression en forêt. Son association avec les rhizomes de Gastrodia est donc pour le moins étonnante, et souligne que le statut de parasite dépend toujours d’une interaction, et peut donc varier, selon les espèces en présence.

Voici ce que donnent à voir des mycohétérotrophes au jardinier. Les pointillés près des racines illustrent le mycélium des champignons. © M. Roy

Elles ont du réseau

L’an passé, trois autres Gastrodia ont fait l’objet de recherches au laboratoire du CNRS, Évolution et Diversité biologique, à Toulouse (31). D’autres champignons saproxyliques appartenant aux polyporales ont été étudiés. À partir de copeaux de bois et de souches de champignons issus des racines, Gastrodia pubilabiata, G. nipponica et G. confusa ont ainsi pu être cultivées jusqu’à la floraison. Outre l’intérêt médicinal, cette culture ouvre la voie à des programmes de conservation de ces orchidées rares. Pour les forestiers, la connaissance d’un tel fonctionnement dévoile aussi de véritables réseaux reliant les orchidées au bois mort, ou aux arbres attaqués par des champignons, par le biais du mycélium.

C’est sans doute ce que les mycohétérotrophes révèlent le mieux au jardinier : les réseaux réalisés par les champignons. On pense facilement aux réseaux mycorhiziens, qui relient les racines des plantes mycorhizées. Pourtant ce phénomène a tardivement dévoilé ce que les mycohétérotrophes démontraient déjà dans nos forêts tempérées : la néottie nid d’oiseau (Neottia nidus-avis) ne survit que connectée aux arbres environnants, par les hyphes de champignons mycorhiziens. En effet, dans les racines de la plupart des orchidées mycohétérotrophes tempérées, des champignons ont pu être identifiés. Ils se sont révélés identiques à ceux colonisant les racines d’arbres environnants. Les liens entre les racines des arbres et celles de l’orchidée ont pu être confirmés et il semble bien que le carbone organique qui compose les feuilles de mycohétérotrophes, provienne initialement d’un arbre, et soit transféré par le biais de champignons mycorhiziens.

Incroyable ? Et pourtant, de tels réseaux de circulation de carbone organique ont aussi été détectés entre des arbres d’espèces différentes, aucunement hétérotrophes. La découverte de ces réseaux mycorhiziens a révolutionné notre compréhension des interactions au sein des forêts tempérées. Cachés sous la terre, ces réseaux restent difficiles à délimiter, mais la présence de mycohétérotrophes peut au moins attester de leur présence et de leur fonctionnement.

Pour autant les réseaux sont-ils partout, et si faciles à recréer ? Les mycohétérotrophes sont toutes des espèces relativement rares, cela représente un premier indice, qui nuance le discours ambiant sur les réseaux. Une des premières expériences de culture a permis de démontrer le transfert de carbone organique produit par un jeune bouleau vers une orchidée mycohétérotrophe (Corallorhiza trifida) par le biais d’un champignon ectomycorhizien. Sur le terrain, les essais de plantation de mycohétérotrophes se sont au contraire souvent soldés par des échecs et Noël Bernard, botaniste français du début du XXe siècle, avait peut-être trouvé au moins une astuce pour la néottie nid d’oiseau : semer des graines de néottie auprès d’une autre néottie adulte. En effet, les adultes semblent facilement partager leurs champignons, et peuvent servir d’inoculum pour les graines de leur propre espèce. Dans ces conditions, il apparaît sans doute délicat de cultiver et de conserver des mycohétérotrophes, tout au moins loin de leur habitat naturel.

Revenons maintenant au jardin et à l’inspiration que pourraient apporter quelques orchidées mycohétérotrophes. Tout d’abord, elles mettent en valeur les racines, hypertrophiées, aux formes et aux dimensions étonnantes. Ensuite, elles peuvent en Asie souligner l’importance des bois morts, des vieux arbres, pour le fonctionnement d’un écosystème. Autour d’un chêne, les néotties matérialisent enfin des réseaux mycorhiziens, des échanges.

De là, imaginez la fierté d’un jardinier qui verrait fleurir dans son jardin une mycohétérotrophe ! Il aurait ainsi su récréer ces fameux réseaux, assuré un peu plus de liens en son jardin. Reste à savoir si les quelques arbres donneurs de carbone organique en souffriraient. C’est là une question encore peu abordée.

À LIRE

Un livre passionnant a été publié en 2013 et rassemble des articles sur la biologie des mycohétérotrophes :

– Merckx V. Mycoheterotrophy : The Biology of Plants Living on Fungi. Springer, 2013.

Plus ancien, mais fondateur dans le domaine :

– Leake JR. The Biology of Myco-heterotrophic (‘Saprophytic’) Plants. New Phytologist. 1994 Jun. 1;127(2):171-216.

Enfin un exemple d’orchidée mycohétérotrophe rare dont l’interaction et la reproduction végétative éclairent la conservation :

– Roy M., Yagame T., Yamato M., Iwase K., Heinz C., Faccio A., Bonfante P. and Selosse M.A., 2009. Ectomycorrhizal Inocybe Species Associate with the Mycoheterotrophic Orchid Epipogium aphyllum but Not its Asexual Propagules. Annals of Botany, 104(3), pp.595-610.