Aux racines du parasitisme végétal
Gérard Guillot
Parmi les presque 300 000 espèces de plantes à fleurs ou angiospermes au mode de vie autotrophe via la photosynthèse, on recense au moins 4 000 espèces parasites. On utilise souvent le terme de mode de vie haustorial à leur égard, du nom l’organe commun à toutes ces espèces, l’haustorium, ou suçoir, qui pénètre dans les tissus de la plante-hôte et permet de prélever des éléments nutritifs à ses dépens. Nous allons ici nous intéresser aux plantes qui parasitent d’autres végétaux verts ; il existe par ailleurs d’autres formes de parasitisme comme celui de plantes vertes envers des champignons1.
Qui sont ces plantes parasites ? De qui sont-elles les plus proches parentes (question qui permet de comprendre leurs origines) ? Comment ont-elles acquis ce mode de vie haustorial ? Nous allons nous promener sur les chemins ramifiés et tortueux de l’évolution.
Des parentés obscures
La recherche des origines des plantes parasites se heurte à des difficultés spécifiques. Tout d’abord, il existe plusieurs « degrés » dans le mode de vie parasitaire. On distingue ainsi les parasites partiels, ou hémiparasites, entièrement chlorophylliens (par exemple : les mélampyres) et ne prélevant que l’eau et les sels minéraux, et les parasites totaux, ou holoparasites, dépourvus de chlorophylle, complètement dépendants de leur hôte pour leur nutrition (par exemple : les orobanches). Parmi ces derniers, certains voient leur appareil végétatif totalement inclus à l’intérieur des tissus de l’hôte, ne laissant émerger que leurs parties reproductrices à la floraison : ce sont les endoparasites. Ces trois catégories forment en fait un continuum avec des intermédiaires, et non trois grandes lignées différentes.
Chez les holoparasites, et encore plus chez les endoparasites, cette dépendance extrême s’accompagne de transformations profondes dans l’appareil végétatif et reproducteur (avec de nombreuses pertes d’organes) qui rendent difficiles l’assignation de ces espèces à telle ou telle famille. Le recours à la comparaison des ADN, molécule qui conserve les traces de l’histoire évolutive, a permis au cours des dernières décades de faire des progrès considérables.
Ainsi, il a fallu attendre 2004 pour placer correctement dans la classification les Rafflesias, ces célèbres parasites asiatiques qui produisent les plus grandes fleurs au monde : elles seraient proches parentes des euphorbes et, dans une moindre mesure, des pensées et des passiflores au sein de l’ordre des Malphighiales.
Le recours aux indices génétiques s’est heurté à deux spécificités des plantes parasites : la tendance à perdre de nombreux gènes devenus a priori inutiles (d’où un génome parfois très réduit) et le transfert horizontal de gènes, c’est-à-dire la capacité à échanger des gènes avec leurs hôtes, et vice-versa, et à les intégrer dans leur propre génome, qui devient ainsi « chimérique » et difficile à décrypter(Voir rubrique À lire -1). Cette capacité n’a rien de surprenant compte tenu de l’intimité des relations entre le parasite et son hôte. On a montré que plusieurs gènes de l’ADN mitochondrial des cuscutes (proches parentes des liserons) avaient récemment été transférés de ce parasite vers des plantains hôtes et intégrés chez ces derniers. Les plantes parasites ont donc la capacité de transformer génétiquement leurs hôtes et d’en faire des OGM naturels !
Des origines multiples
Une étude de 2007 permet de replacer l’ensemble des plantes parasites dans l’arbre de parentés (phylogénétique) des plantes à fleurs et révèle quelques particularités. Les plantes parasites se répartissent dans seize familles différentes, composées soit uniquement de plantes parasites (comme la famille des Orobanchacées), soit partiellement (comme les Convolvulacées, non parasites à part les cuscutes). Il n’existe donc pas « une » famille unique de plantes parasites ! Ces seize familles se répartissent dans onze branches (ou lignées) de l’arbre de parentés des plantes à fleurs. Ceci signifie que le mode de vie parasitaire a évolué de manière répétée dans de nombreux groupes et de manière indépendante. Il existe donc onze « grandes façons différentes » d’être une plante parasite !
Si l’on observe la répartition de ces familles contenant des plantes parasites au sein de l’arbre du vivant, on découvre des irrégularités qui interpellent le biologiste. Certaines grandes lignées, comme les Monocotylédones (qui incluent les graminées, les orchidées2, etc.), n’en renferment aucune. Chez les campanulidés (avec les ombellifères, les composées, fortes de plus de 25 000 espèces, les dipsacacées…), on ne trouve aucune plante parasite alors que chez les Lamiidées, son groupe-frère, le plus proche parent, on en trouve dans trois familles, dont les orobanchacées (voir ci-dessous) et les cuscutes (au sein des Convolvulacées, parasites de tiges) ! On ne sait pas clairement expliquer ce qui favorise ainsi l’apparition du mode de vie parasitaire dans certaines lignées et pas dans d’autres, comme s’il y a avait des « prédispositions généalogiques ».
L’endoparasitisme (forme ultime du parasitisme végétal) est apparu au moins quatre fois indépendamment (dans des lignées différentes de l’arbre), notamment chez les Rafflésiacées. Jusqu’à récemment, on tendait à regrouper toutes ces plantes dans une même famille en se laissant berner par leurs ressemblances externes, dues à leur extrême transformation (convergence morphologique). Parmi ces quatre familles figurent les Cytinacées, dont deux espèces se rencontrent dans le Midi et le Sud-Ouest : notamment le cytinet (Cytinus hypocistis), remarquable avec ses bouquets de fleurs jaune et rouge vif à ras de terre, se développe sur les racines des cistes des garrigues et du maquis.
Zoom sur deux exemples
Pour approfondir cette approche à partir d’exemples qui nous soient familiers, concentrons-nous sur deux groupes avec de nombreuses espèces parasites.
L’ordre des Santalales se distingue par la présence, en son sein, de cinq familles entièrement ou partiellement composées de plantes parasites sur les douze que regroupe cet ordre. C’est là que nous trouvons la plante parasite sans doute la plus connue du grand public, le gui (Viscum album) dans la famille des Santalacées3. Dans cette famille, qui contient des plantes non parasites, on distingue deux tribus (des « sous-groupes »), la tribu des « guis » (Visceae) et la tribu des Santaleae avec des plantes méconnues pour leur caractère hémiparasite sur des racines : les thésium, plantes herbacées des pelouses et prairies ou le rouvet (Osyris alba), arbrisseau méditerranéen. Si on ne présente plus le gui, exemple d’hémiparasite très avancé vers le stade holoparasite, on connaît beaucoup moins un de ses proches parents, le gui des genévriers (Arceuthobium oxycedri), parasite des branches des genévriers en Provence et désormais considéré comme endoparasite. Cet exemple montre qu’au sein d’une même famille il existe des formes très diverses et des stades plus ou moins avancés de parasitisme.
Ces Santalales nous offrent aussi un bel exemple de convergence liée à un même mode de vie avec deux autres familles tropicales : les Loranthacées et les Misodendracées. Celles-ci renferment de nombreuses espèces ressemblant à des guis, poussant sur des branches d’arbres, mais ayant suivi un chemin évolutif différent.
Terminons ce tour d’horizon par une famille emblématique de plantes parasites, les orobanchacées. Très diversifiée, avec 2 060 espèces réparties dans 90 genres, elle est bien représentée chez nous par près de 100 espèces (Voir rubrique À lire -2). Cette famille présente l’intérêt d’inclure aussi bien un seul genre de douze espèces non parasites autotrophes (Lindenbergia) que de nombreuses hémiparasites herbacées (88 % des espèces) entièrement photosynthétiques (dont les mélampyres, rhinanthes, euphraises, pédiculaires, odontites…) et des holoparasites, au premier rang desquelles figurent les orobanches et les lathrées. L’analyse phylogénétique montre que le parasitisme n’est apparu qu’une fois vers la base de l’arbre de parentés de la famille sous forme de plantes hémiparasites et que, par la suite, dans trois branches différentes, il y a eu une évolution vers des formes holoparasites. Ainsi, de manière contre-intuitive, les lathrées (dont la clandestine, cette curieuse plante parasite aux fleurs violettes, qui vit à ras de terre) ne sont pas proches parentes des orobanches mais ont évolué à partir d’une autre lignée : celle des Rhinanthes ! Une autre découverte surprenante à propos des Orobanchacées holoparasites (Voir rubrique À lire -3) et de leur évolution concerne leur génome : bien qu’elles ne pratiquent plus du tout la photosynthèse, elles conservent dans leur génome les gènes intacts de la synthèse de la chlorophylle. Ceci va à l’encontre de l’idée que la simplification morphologique s’accompagnerait forcément d’une simplification du génome.
Les plantes parasites représentent donc un champ d’études passionnant pour étudier les mécanismes de l’évolution dans toute leur diversité.