Le bleu indigo, des plantes et de la chimie
Denis Bellenot
La molécule de bleu indigo ou indigotine est une molécule composée de deux parties identiques (hydro-1-indol-3-one) liées par une double liaison sur leur carbone 2 (figure 1).
Absorbant très intensément la lumière orange (ʎ max = 602 nm), l’indigo donne une couleur bleue plus ou moins foncée selon la concentration[1].
Bien que d’origine naturelle, l’indigotine ne se trouve pas telle quelle dans les plantes mais sous forme de précurseurs, les deux principaux étant l’indican et l’isatan B. Une réaction enzymatique scinde le précurseur en deux fragments, un sucre (glucose pour l’indican et glucuronate pour l’isatan B) et une molécule d’indoxyl (ou 3-hydroxy indole). L’indigotine se forme donc selon l’enchaînement illustré dans la figure 2.
Nombreuses sources naturelles
Les sources naturelles d’indigotine sont nombreuses. Les principales appartiennent aux Fabacées (Indigofera), aux Crucifères (Isatis et Cheiranthus) et aux Polygonacées (Polygonum).
Indigofera tinctoria : originaire d’Asie tropicale, a été introduit dans toutes les zones tropicales du monde.
Indigofera suffruticosa : originaire d’Amérique tropicale, a été introduit partout dans le monde en zone tropicale, sauf dans l’est africain.
Indigofera arrecta : originaire de l’Est de l’Afrique, a été introduit dans toute l’Afrique tropicale et en Inde et dans le Sud Est asiatique.
Lonchocarpus cyanescens : robinier à indigo, est une Fabacée arborescente des forêts de l’Afrique tropicale
Isatis tinctoria (guède ou pastel) : se trouve en Asie mineure et en zone circumméditerranéenne jusqu’au nord de l’Angleterre.
Cheiranthus fenestralis, une giroflée, a été utilisée dans les régions nordiques,
Polygonum tinctorium (renouée des teinturiers) et Polygonum chinense ont été très utilisés en Chine, en Indochine et au japon. Bien que les surfaces aient beaucoup diminué, Polygonum tinctorium reste cultivée pour des usages traditionnels : teintures et médecine chinoise[3].
Une richesse jamais retrouvée
La culture du pastel en France a culminé du XVe au XVIe siècle donnant au Lauragais et à Toulouse une richesse jamais retrouvée. Les boules de feuilles de pastel écrasées étaient appelées « cocagnes » d’où l’expression « pays de cocagnes » pour désigner un pays particulièrement riche.
Ce siècle d’or prit fin dans les années 1560, les guerres de religions coïncidant avec l’arrivée sur le marché européen du bleu issu de la culture de l’indigo dans les colonies.
Remplacé par la synthèse
Le chimiste allemand Bayer (1835-1917, prix Nobel de chimie 1905), après avoir déterminé la structure exacte de l’indigotine, en proposa différentes synthèses à partir de l’isatine (1870), de l’acide cinnamique (1883) ou du 2-nitrobenzaldéhyde (1882). L’arrivée de l’indigo synthétique provoqua la fin de la culture des plantes à indigo. Cependant, depuis quelques années, des initiatives voient le jour pour les relancer.
Actuellement, l’indigotine est fabriquée industriellement par fusion de la N-phénylglycine dans un mélange de sodamide (NaNH2) et d’hydroxydes de sodium et de potassium sous pression d’ammoniac. Environ 17 000 tonnes sont produites annuellement, l’immense majorité servant à la teinture des jean’s. (blue jean’s étant l’altération de « bleu de Gênes », qui exportait de grandes quantités de tissus teints en bleu vers l’Amérique du Nord).
Teinture des tissus
L’indigotine est insoluble dans l’eau et précipite au fond des cuves de fermentation, formant ainsi une pâte, d’où le nom de « pastel » (issu du latin pasta = pâte) donné à Isatis tinctoria. Cette pâte est facile à récupérer par filtration. Par contre, ce caractère insoluble empêche l’indigotine d’imprégner la fibre à teindre. Par réduction[4], on peut obtenir une forme soluble dans l’eau mais incolore (appelée leuco-indigo). Cette forme imprègne alors les fibres en surface et en profondeur[5]. Lors du séchage à l’air, l’oxygène atmosphérique produit la réaction inverse (oxydation) pour redonner la forme bleue. La couleur obtenue étant redevenue insoluble dans l’eau, elle résiste aux lavages.
En Egypte, l’utilisation de bleu indigo pour teindre les tissus est attestée depuis au moins 2500 ans avant JC sans que l’on puisse déterminer l’origine botanique du colorant. Des tissus péruviens datant d’environ 700 avant JC prouvent l’utilisation des plantes à indigo en Amérique. Les romains importaient d’Orient (6) la poudre d’indigo mais produisaient aussi du pastel dans la région de Pompéi.
Peintures corporelles
Les pictes qui peuplaient le nord de l’Angleterre lors de la conquêt romaine avaient coutume de se peindre en bleu (pictus = peint). Le mot « britannique » aurait la même signification, « Britt » signifiant « peint » en ancien celtique.
Peintures murales et pariétales
Des fresques murales retrouvées à Pompéi montrent encore des traces de bleu indigo. En Amérique, les Mayas obtenaient un bleu très résistant en mélangeant de la poudre d’indigo avec une argile particulière à structure tubulaire (la palygorskite) et en faisant chauffer le tout avec du copal, résine utilisée comme encens. Le colorant bleu se retrouve alors piégé et protégé des agressions extérieures (pluie, air, …), permettant aux peintures de garder toute leur fraîcheur 1500 ans après.
[1] Indigotine : (2E)-2-(3-oxo-1H-indol-2-ylidene)-1H-indol-3-one pour les chimistes
[2] Pour en savoir plus sur la couleur, voir l’article d’Alain Cadic dans la rubrique botanique : Des couleurs ? une réalité virtuelle !
[3] Un programme européen (SPINDIGO) a testé avec succès la faisabilité de cette culture en Europe
[4] La réduction s’effectue soit par fermentation en milieu alcalin et réducteur, soit par des composés chimiques tels que les ions dithionite S2O42-en milieu basique
[5] Le type de liaisons dépend de la nature des fibres : liaisons hydrogène pour les fibres végétales ou les fibres animales comme la laine et la soie) ; liaisons ioniques pour le nylon.
[6] Le nom « indigo » vient du grec « indikon » et du latin « Indicus » indiquant qu’il venait d’Inde, c’est-à-dire d’Orient.