Des abeilles et des fruits
Bernard Vaissière
Le dépôt du pollen sur le pistil peut s’effectuer seul : c’est l’autopollinisation passive lorsque les anthères libèrent leur pollen au contact ou au dessus du stigmate, par exemple du fait du vent[1] ou de la sénescence de la fleur. Ce mode de pollinisation est exclusif ou dominant chez les fleurs dont la corolle ne s’ouvre pas spontanément (fleurs cléistogames) comme chez le pois, le blé et la plupart des variétés de soja.
Vecteurs physiques et biologiques
Mais chez la très grande majorité des plantes à fleurs, la pollinisation résulte de l’action de vecteurs physiques (vent, eau) ou biologiques (animaux) car ceux-ci peuvent transporter le pollen entre des individus génétiquement différents et donc permettre le brassage des gènes, la sélection et l’évolution. C’est la pollinisation croisée (avec de l’allo-pollen) qui aboutira à la fécondation croisée (allogamie). Le vent constitue le vecteur de pollen exclusif ou dominant d’environ 10 % des espèces de plantes à fleurs, qualifiées d’anémophiles, dont un certain nombre de céréales, comme le maïs, le riz, l’orge et le seigle, et aussi de cultures fruitières comme le palmier-dattier, le noisetier, le noyer, l’olivier, et le pistachier. Mais la grande majorité majorité des plantes à fleurs dépend des animaux, au premier rang desquels les insectes (espèces entomophiles), pour assurer leur pollinisation : Sous nos latitudes tempérées, ce sont 78 % des espèces de plantes à fleurs qui dépendent des animaux de façon dominante ou exclusive pour assurer leur pollinisation5/. Et ce chiffre monte à 80 % pour les espèces cultivées.
La faune pollinisatrice
En Europe, pas de colibris ou autres chauve-souris qui participent à la pollinisation et ce sont les insectes qui constituent toute la faune pollinisatrice et assurent ce service de pollinisation. Ces insectes pollinisateurs comprennent des coléoptères, lépidoptères (papillons de jour, mais aussi de nuit), diptères (mouches) comme les syrphes (alliacées et ombellifères)[2], mais ce sont surtout les abeilles (hyménoptères) qui ont une relation mutualiste indissociable avec les fleurs. En effet, la morphologie des abeilles (présence de nombreux poils branchus sur le corps ; Figure 1), leur régime alimentaire (nectar et pollen exclusivement), leur comportement de butinage (fidélité à une espèce de plante lors d’un voyage) et enfin le fait que le pollen garde longtemps sa viabilité sur leurs corps (jusqu’à plusieurs jours) en font des vecteurs de pollen particulièrement efficaces et précis.
L’abeille mellifère et les abeilles
Le terme ‘Abeilles’ au sens vrai désigne les insectes de l’ordre des Hyménoptères et du groupe des Anthophiles, soit près de 1 000 espèces en France (bourdons, osmies, mégachiles et autres xylocopes), 2 500 en Europe et 20 000 dans le monde au dernier recensement. Au contraire l’abeille mellifère, appelée aussi abeille domestique ou, par contraction et abus de langage, simplement abeille, désigne uniquement l’espèce Apis mellifera. Seule cette dernière produit du miel, au sens légal du terme, et les autres produits de la ruche, mais toutes les abeilles constituent des agents pollinisateurs de premier plan. Les autres espèces – les abeilles ‘sauvages’ – sont pour la plupart solitaires. Elles nichent dans le sol dans des zones de sol nu ou bien dans des cavités naturelles ou artificielles (Figure 2), et elles récoltent leur pollen sur un nombre limité d’espèces végétales (www.florabeilles.org).
Abeilles sauvages, un rôle essentiel
Pendant longtemps, on a considéré que l’activité pollinisatrice de ces abeilles sauvages était anecdotique. Ce n’est plus le cas. Plusieurs études majeures ont montré qu’elles jouent un rôle essentiel et que, dans bien des cas et pour une majorité de cultures, elles sont même plus efficaces que les abeilles mellifères3/, même si les mécanismes sous-jacents responsables de cette différence ne sont pas toujours connus. Dans le cas des rosacées fruitières, ce sont les osmies ou abeilles maçonnes (Osmia spp.) qui sont particulièrement efficaces. Sur cerisiers, un essai aux USA a montré que ces osmies avaient permis de doubler le rendement par rapport à celui obtenu avec les seules abeilles mellifères1/ ! Et d’autres travaux en Europe ont montré une augmentation significative des rendements sur framboisiers et sur poiriers simplement en introduisant des colonies de bourdons terrestres sur ces cultures en plus des abeilles mellifères présentes.
Le jardinier peut renverser la tendance
On peut facilement augmenter la population d’abeilles sauvages à petite échelle dans son jardin[3] : Quelques tiges creuses (bambou, phragmites ou ‘roseau’), quelques buches percées de trous de 5 à 15 mm de diamètre, un peu de terre tassée et de sol nu… autant de sites de nidification intéressants pour certaines abeilles (Figure 2 ; consultez le site www.urbanbees.eu pour des plans de nichoirs) ! Une étude parue en 2016 et basée sur l’analyse de la faune d’abeilles sauvages dans 19 jardins de Californie a montré que c’est l’environnement immédiat dans le jardin lui-même qui prime sur le contexte paysager mesuré dans un rayon de 2 km autour de chaque jardin pour déterminer pour l’abondance et diversité de la faune d’abeilles dans ces jardins6/. Et c’est dans les jardins avec la grande diversité de plantes, beaucoup de sol nu et un usage réduit de mulch que l’on retrouve la plus grande abondance et diversité d’abeilles sauvages !
Réel déclin des populations d’abeilles
On parle beaucoup de l’effondrement des colonies d’abeilles domestiques[4]. Mais le déclin des populations d’abeilles sauvages est tout aussi préoccupant : Une Liste Rouge des abeilles d’Europe est parue en 2014 et il apparaît que plus de 14% de nos espèces d’abeilles sont en danger4/. Mais pour près de 57% des espèces, les données disponibles étaient insuffisantes pour statuer sur leur situation… En France, le Ministère en charge de l’écologie a lancé le 20 mai 2015 le plan national d’actions France, Terre de pollinisateurs (www.developpement-durable.gouv.fr/Un-plan-national-d-actions-France.html).
Baisse du service de pollinisation des fruitiers
Ce déclin des populations d’abeilles ne peut que s’accompagner d’une baisse du service de pollinisation. Aujourd’hui, cette baisse est déjà suffisante pour entraîner des pertes de rendement dans les cultures entomophiles du monde entier comme démontré par Garibaldi et al. dans un article paru cette année dans la revue Science2/. Cet article met aussi en évidence que la diversité de la faune pollinisatrice est aussi importante que son abondance pour assurer un service de pollinisation qui ne limite pas les productions agricoles.
A lire …
Les références citées dans l’article
1/ Bosch J, Kemp WP, Trostle GE. 2006. Bee population returns and cherry yields in an orchard pollinated with Osmia lignaria (Hymenoptera: Megachilidae). J. Econ. Entomol. 99 :408-413.
2/ Garibaldi LA, Carvalheiro L, Vaissière BE, et al. 2016. Mutually beneficial pollinator diversity and crop productivity outcomes in small and large farms. Science 351 :387-391.
3/ Garibaldi LA, Steffan-Dewenter I, Winfree R, et al. 2013. Wild pollinators enhance fruit set of crops regardless of honey bee abundance. Science 339 :1608-1611.
4/ Nieto A, Roberts SPM, Kemp J, Rasmont P, et al. 2014. European Red List of bees. Publication Office of the European Union, Luxembourg.
5/ Ollerton J, Winfree R, Tarrant S. 2011. How many flowering plants are pollinated by animals? Oikos 120 :321-326.
6/ Quistberg RD, Bichier P, Philpott SM. 2016. Local and landscape correlates of bee abundance and species richness in urban gardens. Environmantal Entomology 45 :592-601.
Et pour en savoir plus
– Abeilles et pollinisation, Bernard Vaissière, Académie d’Agriculture de France. Séance du 16 février 2005.
– Pollinisateurs et fruitiers une relation encore mystérieuse, Jardins de France, novembre-décembre 2010
– L’importance agronomique des insectes pollinisateurs, Bernard Vaissière, Académie d’Agriculture de France, séance du 16 avril 2016
Tomates sous serre et l’envol des bourdons
Les fleurs de tomate sont hermaphrodites et auto-compatibles. Les anthères, qui sont soudées et forment un cône, s’ouvrent par une fente longitudinale située à l’intérieur de ce cône et surtout par des pores à leur extrémité qui ne libèrent le pollen que lorsque la fleur est vibrée. Cette pollinisation vibratile (‘buzz-pollination’ en anglais) se retrouve chez de nombreuses espèces végétales dont les fleurs produisent en abondance un pollen de petite taille, mais ne sécrètent pas de nectar de sorte que le pollen est la seule ressource pour attirer les insectes pollinisateurs. Mais pour accéder à ce pollen, ces insectes doivent être capables de vibrer la fleur à environ 300 Hz (soit 300 vibrations/seconde). Pas si facile ! Ainsi les abeilles mellifères (Apis mellifera) sont incapables de vibrer les fleurs et ce vibrage est l’apanage d’autres espèces d’abeilles comme les bourdons (Bombus spp. ; Figure 1) et des anthophores comme les abeilles charpentières (Xylocopa spp.).
La plupart des variétés de tomate cultivées aujourd’hui ont le stigmate enfoncé dans la colonne staminale (Figure 2) et en plein air, le vent est généralement suffisant pour secouer les fleurs et permettre au pollen d’atteindre le stigmate (autopollinisation). Mais sous serre, en l’absence de flux d’air et avec une humidité relative souvent élevée, cela ne suffit plus.
Ce sont surtout des petits vibreurs électriques avec lesquels on vibre manuellement un bouquet qui ont permis de solutionner efficacement le problème pendant de nombreuses années. Toutes les fleurs d’un bouquet ne fleurissant pas simultanément, il fallait vibrer plusieurs fois le même bouquet pour obtenir une bonne pollinisation. Autrement dit c’était un travail considérable pour polliniser un hectare de serre de tomate! C’est autour de 1985 que le vétérinaire belge Dr. Roland De Jonghe fit son premier essai de pollinisation d’une serre de tomates avec une colonie de bourdons terrestres (Bombus terrestris) qu’il avait élevée. Ce fut un tel succès que l’histoire se poursuit encore aujourd’hui : Il fonda en 1987 la société Biobest pour commercialiser ses colonies de bourdons et cette compagnie a maintenant des filiales dans de nombreux pays, dont la France (www.biobestgroup.com/fr). Aujourd’hui ce sont six espèces de bourdons qui sont élevées commercialement à travers le monde et on estime que les différents élevages produisent environ deux millions de colonies par an. Et on peut acheter une colonie standard de bourdons terrestres avec une reine et 50 ouvrières pour environ 50 € !
René Damidaux, Michel Pitrat & Bernard Vaissière
[1] Voir l’encadré « Tomates sous serre et l’envol des bourdons », par René Damidaux, Michel Pitrat et Bernard Vaissière
[2] Voir dans ce dossier « Pollinisation : des insectes mais aussi des vertébrés », par Marc Gibernau et Angélique Quilichini
[3] Voir dans ce dossier « Le jardin idéal pour pollinisateurs », par Vincent Albouy
[4] Voir dans ce dossier « Abeille domestique : un dépérissement aux multiples causes », par Yves Le Conte et Michel Pitrat.