Le parfum retrouvé des roses
Jean-Claude Caissard , Sylvie Baudino
Au niveau économique, les 30 000 cultivars de roses des catalogues sont utilisés soit dans le circuit des fleuristes pour les fleurs coupées, soit dans l’industrie des huiles essentielles pour les parfums de luxe[1], soit par les collectivités et les particuliers pour l’ornement
Dans le secteur des fleuristes, c’est la fleur coupée la plus vendue au monde. Malheureusement, la sélection de variétés à longue tenue en vase s’est accompagnée d’une perte involontaire du parfum. C’est en effet un caractère de génétique quantitative « facile » à perdre, les obtenteurs disent par exemple qu’en croisant deux variétés de roses parfumées on n’obtient que 10 % de descendants parfumés.
Dans le domaine de l’ornement, c’est aussi une des fleurs les plus utilisées, aussi bien dans les massifs publics que dans les jardins des particuliers. La demande actuelle concerne surtout la diversification des odeurs : thé, pêche, abricot, citron, persil, anis, myrrhe…etc. Les créateurs français sont particulièrement actifs dans ce domaine et proposent de nombreuses nouvelles variétés tous les ans.
La recherche du parfum
Dans le secteur de la parfumerie, les variétés utilisées sont tellement anciennes que certains auteurs n’hésitent pas à placer leur origine au Moyen-âge, voire dans l’Antiquité. On retrouve leur dessin sur des fresques romaines. Ainsi, Rosa x damascena, probablement d’origine triparentale, est toujours cultivée d’Afrique du Nord au Moyen-Orient pour son huile essentielle et R. x centifolia, d’origine inconnue, pour sa concrète (extraction au solvant). Ces variétés n’ont jamais été améliorées et les potentialités d’augmentation des rendements commencent à intéresser les industriels. Le domaine de la parfumerie est en effet un domaine en constante évolution économique et qui cherche à innover.
Des centaines de molécules qui se combinent
Le parfum des roses est un caractère complexe car reposant sur un mélange de composés volatils dont les proportions relatives sont fondamentales pour le nez humain. Certains composés, en forte quantité et en mélange, donnent réellement le parfum de rose. Il s’agit par exemple de l’alcool 2-phényléthylique, du géraniol, du nérol ou encore du ß-citronellol. D’autres en plus petites quantités, voire à l’état de traces, donnent des notes odorantes qui peuvent signer les parfums : notes vertes du Z-3-hexénol, note de violette de l’α-ionone, note boisée de la ß-ionone, note de clou de girofle de l’eugénol… La connaissance de la biosynthèse de ses produits et des voies de régulation est donc un enjeu majeur pour mieux comprendre et mieux contrôler la composition du parfum. Parmi la centaine de molécules qui composent ce parfum, très peu de voies sont connues dans la bibliographie. Il s’agit de la biosynthèse de l’alcool 2-phényléthylique, du germacrène D, du 1,3,5-triméthoxybenzène, de la ß-ionone et de quelques acétates.
Diméthoxytoluène, eugénol et géraniol décryptés
En collaboration avec l’ENS de Lyon, l’INRA d’Angers et de Colmar, le laboratoire BVpam, de l’Université de Saint-Etienne, a décrypté les voies de biosynthèse du 3,5-diméthoxytoluène, de l’eugénol et du géraniol. Cette dernière voie, publiée dans Science, est tellement inattendue qu’elle en a fait la couverture en juillet 2015[2]. En effet, toutes les plantes qui produisent du géraniol et ses dérivés (géranial, nérol, néral, acétates de géranyle et de néryle) le font directement en enlevant deux phosphates au diphosphate de géranyle (précurseur universel des monoterpènes) grâce à une géraniol synthétase. C’est le cas par exemple des agrumes, de la citronnelle, de la vigne, de la pervenche de Madagascar, du basilic ou des oliviers. Chez les roses, aucune géraniol synthétase n’a encore été découverte mais une toute autre enzyme intervient. Il s’agit d’une NUDIX hydrolase, nommée NUDX1, qui déphosphoryle le diphosphate de géranyle en monophosphate de géranyle. Le phosphate restant est probablement enlevé par une phosphatase pour donner du géraniol mais cette phosphatase n’est pas encore connue.
Une fascinante enzyme
Cette NUDIX hydrolase est originale parce qu’elle n’a aucun rôle dans la formation du parfum chez les autres organismes vivants. Elle coupe la liaison phosphate entre un nucléotide et un groupement quelconque (« NUcleotide DIphosphate linked to some moiety X »). Chez l’arabette, plante modèle en biologie végétale, chez Escherichia coli, bactérie modèle en microbiologie, et chez l’homme, elle transforme le 8-oxo-dGTP en 8-oxo-dGMP. Le 8-oxo-dGTP est une base oxydée qui, lorsqu’elle s’intercale dans l’ADN provoque une mutation. La NUDIX hydrolase a donc un rôle de détoxification cellulaire car, sans sa présence, l’ADN accumulerait ce type de mutation en grande quantité. Récemment, il a même été montré que, dans certains types de tumeurs cancéreuses humaines, le gène orthologue de celui de la rose, et codant donc pour cette NUDIX hydrolase, était surexprimé. Cette surexpression empêche les cellules tumorales de s’autodétruire par accumulation de mutations dues au 8-oxo-dGTP : cela prolonge donc la durée de croissance de la tumeur. Il est donc fascinant de voir le rôle radicalement différent qu’a pris cette enzyme chez les roses. C’est un bel exemple à la fois de diversification des fonctions d’une même enzyme, la NUDIX hydrolase, dans l’évolution et de convergence entre différentes enzymes pour synthétiser le même produit, le géraniol.
Le langage des molécules
Cette découverte surprenante pose de nombreuses questions. Comme par exemple l’origine évolutive de la nouvelle fonction de cette NUDIX hydrolase. Est-elle apparue au moment de la domestication des roses, c’est-à-dire grâce à une action humaine, ou bien était-elle déjà présente dans les roses sauvages, c’est-à-dire avec un rôle écologique ? Les molécules odorantes forment en effet un véritable langage, la plupart du temps à destination des insectes. Quelle serait la signification du géraniol dans ce langage ?
Espoir sur les simulations informatiques
Les découvertes de gènes responsables de caractères importants comme le parfum ainsi que les outils génétiques qui se mettent actuellement en place permettent désormais d’envisager des programmes de sélection à long terme. Le caractère multigénique et complexe du parfum ainsi que la difficulté de transformer génétiquement le rosier – faible pourcentage de réussite comme sur beaucoup de ligneux, durée d’attente des premières fleurs de plusieurs années -, obligent en effet à se focaliser sur des schémas de sélection « classiques », s’appuyant davantage sur les connaissances biologiques, biochimiques et génétiques récentes, que sur des approches purement biotechnologiques. Chez le pétunia par exemple, des chercheurs de l’Université de Purdue, aux États-Unis, ont réussi à simuler informatiquement les flux métaboliques des voies de biosynthèse des phénylpropanoïdes et ainsi prévoir les effets d’une modification enzymatique ou du rythme jour/nuit sur le profil odorant des fleurs. Si de telles simulations informatiques se généralisaient à d’autres plantes, et en particulier à la rose, elles fourniraient de puissants outils pour les schémas de sélection.
[1] Voir aussi l’article de Baudino et coll. dans la rubrique histoire de plantes de Jardins de France : Les roses et la production d’huile essentielle pour la parfumerie
[2] Magnard J-L., Roccia A., Caissard J-C., Vergne P., Sun P., Hecquet R., Dubois A., Hibrand-Saint Oyant L., Jullien F., Nicolè F., Raymond O., Huguet S., Baltenweck R., Meyer S., Claudel P., Jeauffre J., Rohmer M., Foucher F., Hugueney P., Bendahmane M., Baudino S. (2015) Biosynthesis of monoterpene scent compounds in roses. Science 349: 81-83.