Le goût du cidre à la loupe…
Ronan Symoneaux
Le cidre est le résultat de la fermentation d’un moût issu du broyage de plusieurs variétés de pommes à cidre. Il est mentionné depuis l’antiquité sous diverses dénominations (sicera, pomacium, vinum ex malis…).
Le cidrier peut moduler la qualité du cidre par les choix variétaux, par la qualité des fruits à la récolte et lors du stockage, et par plusieurs décisions technologiques lors de la cidrification. L’ensemble de ces choix conduisent à des expressions organoleptiques variées, résultante d’une composition chimique en sucre (fructose, glucose), éthanol, acide organique, polyphénols, composés aromatiques et CO2 (bulles) présentant une certaine diversité.
Si l’impact des différentes techniques sur la composition chimique des cidres est assez bien connu, la conséquence des actions de cidrification sur les caractéristiques organoleptiques est peu connue. De sorte que le cidrier ne dispose pas d’information permettant de prédire les caractéristiques organoleptiques.
Analyse sensorielle
Quand un cidre est consommé, l’ensemble des molécules qui le compose interagit avec les récepteurs sensoriels, ceux de la vision, de l’olfaction, de la gustation et des récepteurs somesthésiques[2]. Puis les signaux transitent via les différentes voies neuronales pour aller jusqu’au cerveau dans lequel l’information multisensorielle est traitée puis confrontée à la mémoire et notamment aux précédentes dégustations de cidres pour construire finalement la perception du goût du cidre. Parmi ces interactions cognitives, il faut mentionner une interaction particulière appelée la congruence[3].
Pour réaliser ce travail ont été mises en œuvre les méthodes de l’analyse sensorielle et un panel entraîné a été utilisé comme outil de mesure des propriétés organoleptiques des cidres. Ce panel a travaillé soit sur des solutions modèles contenant des quantités connues des différents constituants des cidres soit directement sur cidres commerciaux très différents.
Impact déterminant des polyphénols
Il a été montré que la concentration en polyphénols a un impact déterminant sur l’amertume et l’astringence. Plus leur concentration augmente, plus les deux sensations sont exacerbées. En même temps, le goût sucré va diminuer légèrement et dans certaines conditions l’acidité perçue augmentera. De plus l’astringence augmente avec la taille des molécules alors que l’amertume est renforcée pour des molécules de taille moyenne et diminuée pour les molécules plus petites et plus grandes. À ce jour, les connaissances sur la physiologie du goût et sur le fonctionnement des récepteurs à l’amertume ne permettent pas d’expliquer ce comportement particulier.
Diverses sensations
L’ensemble des autres composés étudiés (sucre, acide, alcool et CO2) participe également de manière importante à la construction gustative de chaque sensation. Des variations vont, dans le cadre du sucre et de l’acide par exemple, modifier respectivement le goût sucré et l’acidité du produit. Mais, en même temps, une plus forte concentration de sucre diminue l’amertume et l’astringence alors que la quantité d’acide n’a d’effet que sur l’astringence qu’elle renforce. L’éthanol intervient également dans la perception des sensations étudiées. Il apporte de l’amertume et une sensation sucrée. Il est également responsable d’une légère augmentation de l’acidité perçue pour les solutions à faible concentration d’acide. Le dioxyde de carbone – « les bulles » – impacte finalement peu, dans les conditions étudiées la perception des saveurs. Il n’a pas d’impact sur l’amertume mais augmente légèrement l’astringence et diminue le goût sucré des produits les plus sucrés.
Phénomène de congruence
C’est pour étudier l’impact des arômes sur la perception gustative que 16 cidres commerciaux ont été utilisés. Ils ont été dégustés avec ou sans la présence d’un « pince-nez » pour bloquer la perception des arômes. L’utilisation des pince-nez a permis de mettre en évidence un phénomène de congruence. En effet, le goût sucré de certains cidres est modifié en présence des arômes. Ainsi, une augmentation de la caractéristique sucrée en lien avec la présence de notes aromatiques fruitée et caramel est observée. Inversement, la diminution du sucré est observée quand le cidre exprime des notes de terreux et de foin. Ainsi deux cidres présentant des caractéristiques physico-chimiques similaires peuvent présenter une perception du sucré sensiblement différente en fonction de leur profil aromatique. Ces effets de congruence ne sont observés que dans des cidres où la perception sucrée est moyenne correspondant à un niveau de sucres autour de 35-40 g/L.
Jouer sur les équilibres
Si cette étude permet de mieux comprendre le rôle de chaque composé seul ou en interaction sur les quatre sensations en bouche, il est aussi possible de faire une lecture de ces résultats en regardant quels composés modifient chaque sensation prise indépendamment. Ainsi, par exemple, le cidrier qui cherche à réduire l’astringence sait qu’il peut utiliser des techniques de cidrification qui diminuent la concentration en procyanidines ou réduisent la taille des molécules. Cependant, il devra intégrer que ses choix impacteront également l’amertume. Il peut également jouer sur les équilibres sucre/acide, en gardant suffisamment de sucres résiduels dans le cidre ou en choisissant des variétés ou un assemblage réduisant l’acidité. Dans tous les cas, les résultats de ce plan d’expériences, montre qu’agir sur un composé chimique pour moduler une saveur a dans la plupart des cas des répercussions sur les autres saveurs.
Un million d’hectolitres de cidre
Surtout implantée dans l’ouest de la France, la filière cidricole représente un chiffre d’affaires d’environ 200 millions d’euros et le marché du cidre s’élève à environ 1 000 000 d’hectolitres par an dont un peu moins de 10 % sont exportés. On constate, depuis quelques années, une érosion en volume qui incite les professionnels à travailler sur la maîtrise de la qualité des produits afin de mieux répondre aux attentes des consommateurs.
A lire …
- Guyot S., Symoneaux R., Le Quéré J.-M., Bauduin R. 2014.Les Polyphénols de la Pomme aux Cidres : diversité variétale et procédés, facteurs clé de la modulation des saveurs et des couleurs. Innovations Agronomiques 42,105-123
- Symoneaux R., Baron A., Marnet N., Bauduin R., Chollet S., 2014. Impact of apple procyanidins on sensory perception in model cider (part 1): Polymerisation degree and concentration. LWT – Food Science and Technology 57, 22-27.
- Symoneaux R., Chollet S., Bauduin R., Le Quéré J. M., Baron A., 2014. Impact of apple procyanidins on sensory perception in model cider (part 2): Degree of polymerization and interactions with the matrix components. LWT – Food Science and Technology 57, 28-34.
- Symoneaux R., Chollet S., Patron C., Bauduin R., Le Quéré J-M, Baron A (2015) Prediction of sensory characteristics of cider according to their biochemical composition: Use of a central composite design and external validation by cider professionals. LWT-Food Science and Technology 61, 63-69
[1] Ce travail s’inclut dans le projet CISAVEUR, réalisé en collaboration entre l’INRA, l’IFPC (Institut français des productions cidricoles), l’École Supérieure d’Agriculture d’Angers et le COREC (Collectif Ouest Recherche sur le Cidre), et cofinancé par les Régions Bretagne et Pays de La Loire, dont l’objectif était d’étudier les interactions qui ont lieu entre les molécules présentent dans le cidre.
[2] Le terme de sensibilité somesthésique, désigne les sensations conscientes éveillées par la stimulation des tissus du corps ; sensations qui ne sont ni visuelles, ni auditives, ni gustatives, ni olfactives.
[3] Même si la gustation et l’olfaction sont deux entités anatomiquement et physiologiquement différentes, de nombreuses évidences témoignent que les deux composantes interagissent très fortement au niveau perceptuel. Ainsi une saveur (i.e. sucré) peut ainsi être perçue plus intense en présence d’un arôme congruent avec celle-ci (i.e. caramel) qui renforce par conséquent cette caractéristique.