La pollinisation des Aracées (3e partie), des « histoires » chaleureuses
Marc Gibernau , Angélique Quilichini
La thermogenèse
La thermogenèse est la capacité d’un organisme à générer et à accumuler de l’énergie thermique, donc d’augmenter sa température. Si ce phénomène est plutôt associé aux animaux, il l’est moins aux végétaux. Toutefois des espèces de plantes appartenant à pas moins de 14 familles produisent de la chaleur. Ce phénomène a toujours lieu dans les organes reproducteurs, soit le cône[1], la fleur[2], ou bien encore l’inflorescence[3]. C’est d’ailleurs chez les Aracées que la thermogenèse a été découverte en France en 1777 par le chevalier de Lamarck sur le gouet d’Italie (Arum italicum). C’est aussi chez les Aracées que la thermogenèse a été le plus étudiée.
La respiration mitochondriale alternative
Les organes thermogéniques sont constitués de cellules très riches en mitochondries, ces organelles responsables de la respiration cellulaire. La chaleur est générée à l’intérieur des parois des mitochondries. La respiration cellulaire normale consiste en un flux d’électrons entre plusieurs molécules de la paroi mitochondriale, les cytochromes, qui aboutit à la production d’Adénosine triphosphate (ATP), la molécule énergétique qui sert de combustible à tout être vivant (fig.1). Lors du processus de thermogenèse se met en place une respiration mitochondriale alternative. Le flux d’électrons est alors dévié vers un cytochrome alternatif qui va dégager de la chaleur au fur et à mesure qu’il reçoit des électrons. Une deuxième voie moléculaire existe impliquant une protéine dite « non-couplante », connue aussi chez les bébés et les animaux hibernants. En général, une plante thermogénique exprime une seule de ces deux voies car elles ne peuvent pas produire de la chaleur en même temps.
Un seul phénomène physique – des rôles divers
Chez les Aracées, la thermogenèse est impliquée dans différents processus écologiques et physiologiques.
-
Leurre thermique
Dans un précédent article[4], nous avons vu que la stratégie de pollinisation de certaines Aracées consistait à imiter le site d’oviposition des insectes pollinisateurs afin de les duper. Le leurre floral est d’autant plus efficace que la chaleur florale renforce le subterfuge. Chez l’Arum mange-mouches (Helicodiceros muscivorus), les pollinisateurs sont principalement des mouches de cadavres (Calliphoridés) qui font partie des premiers cortèges d’insectes dégradant les cadavres toujours tièdes. Les inflorescences de couleur chair de cette aracée produisent une odeur nauséabonde de viande en décomposition et la production de chaleur augmente significativement la capacité de l’inflorescence à leurrer ses pollinisateurs. De même, le leurre floral chez les Arum, qui imitent l’odeur des excréments ou de la fermentation d’aliments pourrissant, est amélioré par le dégagement de chaleur par l’inflorescence.
-
Diffuseur d’odeurs
L’élévation de température est aussi concomitante à l’émission des odeurs florales et à l’arrivée des pollinisateurs. Ainsi le gradient de température créé entre l’intérieur du végétal et l’air ambiant favorise-t-il d’abord la diffusion de composés volatils à travers les tissus végétaux et, ensuite, dans l’air grâce aux mouvements de convection[5]. Ces odeurs florales sont connues pour être le principal stimulus attirant les pollinisateurs d’Aracées.
-
Optimum thermique physiologique
Pour les insectes pollinisateurs endothermes, par exemple les scarabées, la chaleur produite par l’inflorescence représente de plus une ressource thermique qui leur permet d’économiser de l’énergie tout en restant actifs dans la chambre florale (fig.2). De façon générale, les coléoptères ont besoin d’une température thoracique comprise entre 30 et 40°C pour être actifs. Si nécessaire, ils peuvent augmenter leur température corporelle en contractant leurs muscles alaires. La production de chaleur par l’inflorescence ne coûte rien à l’insecte et représente une ressource thermique directe. Par exemple, chez Philodendron melinonii, la température de la chambre florale est en moyenne de 26°C alors que celle de l’air ambiant est de 23°C. Dans ce cas, l’énergie nécessaire aux scarabées pollinisateurs (Cyclocephala colasi) pour être actifs dans la chambre florale est réduite d’environ 50 % par rapport à celle dont ils ont besoin pour être actifs à l’extérieur. Alors pourquoi la plante dépenserait-elle son énergie pour « réchauffer » ses pollinisateurs ? En fait, l’avantage pour l’Aracée de maintenir les insectes actifs durant la nuit réside dans le fait qu’ils se déplacent sur les stigmates réceptifs assurant ainsi une meilleure pollinisation. De même, il existe très souvent un deuxième pic de température qui correspond à la libération du pollen par les étamines et au départ des insectes. Cette dernière activité thermogénique pourrait aider à la dessiccation des étamines qui libèrent alors leur pollen. Elle pourrait aussi contribuer à réchauffer les pollinisateurs avant leur envol. Ils seraient alors plus actifs pour « collecter » du pollen, et à même de parcourir une plus grande distance pour assurer ainsi la pollinisation croisée entre plantes.
Pour la plante aussi, la thermogenèse peut avoir un rôle physiologique. Chez le chou puant, (Symplocarpus renifolius), une espèce asiatique tempérée, la température du spadice durant la phase de réceptivité des stigmates atteint les 23°C, alors que l’air ambiant est à 11°C, et correspond à la température optimale pour un taux maximum de germination du pollen et de croissance du tube pollinique (fig.3).
La thermorégulation
La thermorégulation est la capacité d’ajuster sa température en fonction des changements de la température ambiante. On ne connaît que cinq plantes capables de thermoréguler dont trois Aracées. Ainsi, l’augmentation de la température extérieure entraine une réduction de l’activité thermogénique et donc une baisse de la température du spadice. Inversement, quand la température ambiante diminue, la production de chaleur augmente ainsi que la température du spadice. Grâce à cet ajustement dynamique, l’inflorescence garde une température plus ou moins constante (fig.4).
En conclusion, la thermogenèse des inflorescences d’Aracées est un trait floral, tout comme l’odeur ou la couleur, intégré au processus séquentiel de l’anthèse et qui participe pleinement au succès reproducteur de la plante en augmentant les chances de pollinisation.
À Lire…
– Gibernau M. et Quilichini A. 2015. La pollinisation des Aracées (2e partie) : des « histoires » d’attrape-nigauds. Jardins de France – Botanique N°637 ; https://www.jardinsdefrance.org/pollinisation-aracees-2e-partie-histoires-dattrape-nigauds/.
– Gibernau M. et Quilichini A. 2015. La pollinisation des Aracées (1re partie) : des « histoires » d’amour. Jardins de France – Botanique N°636 ; https://www.jardinsdefrance.org/la-pollinisation-des-aracees-des-histoires-damour/.
– Quilichini A. et Gibernau M. 2013. Leurre et chaleur : la pollinisation par duperie chez les Aracées. Stantari 31: 34- 43.
– Gibernau M. et Barabé D. 2012. Des fleurs à « sang chaud ». Pour la Science, Dossier N°77, Octobre-Décembre : 74-80.
[1] Cycadacées et Zamiacées.
[2] Annonacées, Aristolochiacées, Hydnoracées, Illiciacées, Magnoliacées, Nelumbonacées, Nymphéacées, Rafflésiacées et Schisandracées.
[3] Aracées, Arécacées et Cyclanthacées.
[4] rubrique Botanique N°637 ; www.jardinsdefrance.org.
[5] mouvements tourbillonnants ascendants autour de l’inflorescence.