Adaptation DES FAGACÉES au changement climatique
Les fagacées sont souvent des espèces clef de voûte de leurs écosystèmes.
Elles sont répandues dans tout l’hémisphère nord et sont représentées même dans les forêts tropicales sèches d’Amérique centrale et dans les zones sub-tropicales de l’est de l’Asie. L’ampleur et la diversité écologique de cette distribution (par exemple, on peut trouver des hêtraies à hêtre commun, Fagus sylvatica, depuis les pentes du Mont Olympe, en Grèce, jusqu’au sud de la Suède…) suggèrent que les fagacées, dans leur ensemble, en ont vu d’autres du point de vue des bouleversements climatiques.
Les fagacées ont traversé, sur les deux derniers millions d’années, les cycles glaciaires du Pléistocène, en déplaçant leur aire de distribution et en s’adaptant chemin faisant. Plusieurs espèces encore présentes aujourd’hui, ou leurs ancêtres proches, ont vécu d’autres changements pendant le Pliocène (jusqu’à il y a cinq millions d’années), quand les températures ont été encore plus élevées qu’aujourd’hui, atteignant celles que l’on attend… pour la fin du XXIe siècle.
Marques de l’adaptation des fagacées
Les marques de l’adaptation des fagacées aux grandes variations climatiques (les gradients environnementaux latitudinaux) sont bien connues des chercheurs. Elles se manifestent sous plusieurs formes. Tout d’abord on constate, dans des expériences de transplantation, que les arbres poussent plus vigoureusement quand ils sont transplantés dans des milieux écologiquement proches de leur milieu d’origine. Cela montre que la sélection naturelle agissant sur les peuplements naturels a éliminé, au fil des millénaires, les arbres dont les caractéristiques les rendaient moins performants localement. Ensuite, on peut constater, du moins pour certains caractères liés à l’adaptation au milieu (par exemple, des caractères de réponse aux températures, à la disponibilité en eau), que les propriétés de chaque peuplement correspondent bien à celles attendues pour une performance optimale dans le milieu d’origine. Cela fournit une explication aux différences de performance citées plus haut et suggère également que ces caractères sont, en partie, contrôlés par des gènes, et sont donc partiellement héréditaires (ce qui permet l’adaptation par sélection naturelle). Pour terminer, on constate que la composition génétique des peuplements diffère selon leur environnement d’origine : cela indique que l’adaptation par sélection naturelle, qui a opéré sur les caractères de performance, s’est traduite par une différenciation génétique au niveau des gènes qui contribuent à déterminer ces caractères.
Des adaptations plus fines
Les capacités d’adaptation des fagacées ne s’arrêtent pas à l’échelle continentale : on constate également des différences entre peuplements à des échelles beaucoup plus fines. Ainsi, chez le chêne sessile, on a pu constater des marques d’adaptation au gradient altitudinal dans une vallée pyrénéenne1 ; chez le hêtre commun, on a observé le même phénomène dans plusieurs massifs alpins2. Les mêmes observations ont pu être faites sur des fagacées nord-américaines. Ces différences adaptatives se manifestent donc sur des échelles géographiques très courtes, de l’ordre d’un à dix kilomètres. Il s’agit souvent de différences (génétiques et physiologiques) qui apparaissent en réponse à des différences environnementales très subtiles : un écart de 1 °C dans les températures moyennes peut engendrer une cascade de différences marquées.
Ces adaptations locales « fines » se mettent en place malgré le brassage permanent des gènes opéré par la diffusion du pollen et la dissémination des graines. En effet, chez les fagacées ayant une pollinisation anémophile (le pollen est dispersé par le vent), le brassage à longue distance est très courant (même si la majorité du pollen se diffuse de proche en proche). Il en va de même pour la dissémination des graines, facilitée par le transport des animaux (par exemple le geai pour les glands). Ainsi, à chaque cycle de reproduction, les variants dans les propriétés morphologiques et fonctionnelles (les « phénotypes ») et dans les propriétés génétiques (les « génotypes ») sont brassés entre les peuplements que la sélection avait différenciés, effaçant ainsi en partie ces différences. Toutefois, ces différences restent visibles, indiquant que la sélection est assez forte, et que la capacité à s’adapter des peuplements n’est pas épuisée.
Une forte capacité à répondre aux défis du climat
Ces éléments indiquent que les peuplements des fagacées ont une forte capacité à répondre aux défis imposés par le climat. Ainsi on a pu démontrer que la composition génétique des chênaies a changé sur quelques centaines d’années, sous l’effet des variations climatiques3, pourtant minimes relativement à ce qui est attendu pour le futur proche, qui sont survenues sur les cinq derniers siècles ; et même que les hêtraies issues du reboisement spontané suite à la déprise agricole se sont adaptées à de nouveaux milieux en l’espace d’à peine un siècle4. On a obtenu donc des preuves du potentiel d’adaptation de ces espèces non seulement « dans l’espace » (c’est-à-dire, le long des gradients géographiques des conditions environnementales à différentes échelles), mais aussi « dans le temps » (c’est-à-dire, sur des pas de temps mesurables et suffisamment courts pour que les vitesses de changement de composition soient appréciables).
Un autre facteur d’adaptation chez les fagacées, partagé par beaucoup d’espèces du règne végétal, est lié à l’hybridation interspécifique. Plusieurs espèces du même genre, comme les chênes (genre Quercus) peuvent coexister côte à côte, même si elles peuvent occuper des habitats différents. Ainsi, il n’est pas rare de voir, dans le même paysage, des chênes pédonculés occuper les secteurs plus humides, en bas de pente, tout en côtoyant des chênes sessiles sur les hauts de pente, plongeant leurs racines dans des sols plus secs et drainés. Ici, comme pour les peuplements de la même espèce, l’échange génétique est possible ; il se vérifie alors l’étrange phénomène selon lequel la composition génétique est pratiquement identique entre les peuplements des deux espèces, mais les phénotypes restent bien différents (et cela, même si on plante les graines des deux espèces
dans un milieu commun : ce ne sont donc pas les différences entre milieux plus secs ou plus humides qui provoquent ces différences au cours du développement individuel de chaque arbre, mais bien l’effet héréditaire des gènes). Cela constitue un grand mystère qui reste encore à élucider. En revanche, cela nous dit que chaque espèce peut « piocher des cartes dans le jeu de l’autre », augmentant d’autant sa diversité génétique et son potentiel d’adaptation. Ce phénomène est très courant pour les chênes blancs en général.
Que nous apprend tout cela de la capacité des fagacées à s’adapter aux bouleversements climatiques qui nous attendent, et qui sont d’une ampleur et d’une vitesse inédites ? Tout d’abord, les modèles basés sur le contour actuel de la distribution des espèces nous disent qu’il y aura des gagnants et des perdants : du côté des perdants, plusieurs chênes blancs, et notamment le pédonculé ; du côté des gagnants, le chêne vert, déjà adapté à des conditions chaudes et sèches. La situation est incertaine pour le hêtre. Deuxièmement, la grande diversité phénotypique et génotypique des peuplements constitue une source de potentiel d’adaptation, une forme « d’assurance » vis-à-vis des besoins d’adaptation, comme prouvé par les phénomènes d’adaptation rapide décrits plus haut. Les études en cours, véritables « contre-la-montre » scientifiques, nous diront si ce potentiel d’adaptation est suffisant, et ce qu’il faudra faire pour favoriser l’adaptation.
Ivan Scotti
Directeur de recherches, Inrae, Unité de recherches en écologie des forêts méditerranéennes (URFM), Avignon
RÉFÉRENCES
1. Alberto, F. et al. Adaptive responses for seed and leaf phenology in natural populations of sessile oak along an altitudinal gradient. J. Evol. Biol. 24, 1442–1454 (2011).
2. Gauzere, J., Klein, E. K., Brendel, O., Davi, H. & Oddou-Muratorio, S.
Microgeographic adaptation and the effect of pollen flow on the adaptive potential of a temperate tree species. New Phytol. 227, 641–653 (2020).
3. Saleh, D. et al. Genome-wide evolutionary response of European oaks during the Anthropocene. Evol. Lett. 6, 4–20 (2022).
4. Modica, A., Lalagüe, H., Muratorio, S. & Scotti, I. Rolling down that mountain: microgeographical adaptive divergence during a fast population expansion along a steep environmental gradient in European beech. Heredity 1–14 (2024) doi:10.1038/s41437-024-00696-z.
5. Cannon, C. H. & Petit, R. J. The oak syngameon: more than the sum of its parts. New Phytol. 226, 978–983 (2020).