Mauvaises herbes : Petit manuel de cohabitation pacifique
Composer un jardin, c’est choisir une palette végétale, sélectionner des assemblages de matières, de couleurs, organiser des compositions et la géométrie des massifs, structurer les strates végétales… Mais le jardinier, dès la première année de plantation, est confronté à l’apparition d’intrus qui dérogent au plan initial. S’ensuit une lutte épuisante et énergivore pour éradiquer ces opportunistes qu’on appelle « mauvaises herbes ».
On donne aux plantes non invitées au jardin des noms souvent peu flatteurs : mauvaises herbes, herbes folles, adventices, rudérales… Certains vont jusqu’à parler de « peste verte »… La prise de conscience des questions environnementales oblige les acteurs de l’entretien à supprimer le recours aux produits phytosanitaires. Le jardinier reste alors seul, avec sa binette, pour faire respecter le plan initial du jardin et éviter l’enfrichement, l’ensauvagement ! Comment faire pour l’aider et soulager sa charge ?
Avant de se poser la question du comment, peut-être faudrait-il se poser la question du pourquoi ? Pourquoi l’herbe est-elle « mauvaise » ? Pourquoi dit-on que les allées sont sales lorsqu’elles ne sont pas désherbées ? Il y a là un rapport à la nature qui se cache au plus profond de notre impensé. Dans la confusion des explications, les raisons esthétiques se superposent aux justifications pratiques et écologiques ainsi qu’aux relations de pouvoir sur la nature.
La notion d’invasion
Prenons l’exemple du Buddleia. Cet arbuste était sélectionné dans les aménagements paysagés du siècle dernier. Il était au catalogue de nombreuses pépinières (il l’est encore !). Il était apprécié pour des raisons esthétiques et, au regard de son deuxième nom : « l’arbre à papillons », il apparaissait utile aux jardins. Aujourd’hui, il est passé de mode et on le qualifie d’invasif. En fait, il est très bien adapté aux sols pauvres, secs, peu fertiles voire pollués (définition de la plante rudérale). Lorsque les citadins délaissent un espace, une friche, le Buddleia s’y installe de façon spontanée et y prospère à l’abri des regards. Il n’est pas rare que, lors de nos études pour un futur jardin, sur l’espace dédié aux futurs aménagements, une « forêt » de Buddleia se développe le temps des planifications du projet.
Certes, cet arbuste n’est plus trop au goût du jour, mais est-ce une raison pour le qualifier d’invasif, alors qu’avec une certaine autonomie, il revégétalise les sols dégradés par l’homme ? Selon le point de vue qu’on adopte, la notion d’invasion prend un tout autre. sens. On ne se plaint pas de l’invasion du blé dans la Beauce, mais on se plaint d’une végétation spontanée dans les parterres fleuris. La laitue sauvage ou la carotte sauvage ont également une forte propension à accaparer les massifs fraîchement plantés. On les arrache souvent sans les reconnaître.
Se laisser guider par la beauté
Nos pérégrinations professionnelles nous ont amenés à visiter différents sites fortement dégradés par l’homme et abandonnés : d’anciennes carrières, des sites industriels comme le site de la SMN à Colombelles près de Caen (Calvados), ancien laminoir désaffecté. Sur ces lieux altérés, il faut voir la force du vivant à remettre en route le cycle du fertile. Le végétal perce le béton, les enrobés… Les mousses colonisent, ensuite viennent les graminées, puis des arbres. Il y a là quelque chose à la fois de surprenant et de rassurant.
Aujourd’hui, où plus aucun projet urbain ne peut être envisagé sans un volet paysager important, il est assez paradoxal que l’on s’acharne à détruire une partie des structures végétales. Cette végétation spontanée s’installe librement sans travaux de plantation et prospère sans entretien, sans arrosage, sans intrant. Les contraintes budgétaires devraient nous la faire apprécier ! Elle est, de plus, parfaitement adaptée aux conditions climatiques urbaines. Alors pourquoi tant d’énergie est-elle mise dans son éradication ?
C’est la peur du concepteur de se faire déposséder de sa prérogative de planificateur, la peur du sauvage, de la perte de contrôle. La nature évolue en permanence mais nous ne le voyons pas. Les arbres grandissent, les milieux se ferment. La végétation n’est pas un décor. Elle a sa dynamique, c’est le propre du vivant. Il faut tenter un dépassement de ces peurs paniques afin de pouvoir se laisser guider par la beauté et la sophistication des écosystèmes. Le monde du végétal n’est pas à prendre pour partie, il est à considérer dans son ensemble, il fait « système ». Les plantes pionnières, autre nom des invasives ou rudérales, ont leur fonction et leur place.
Varier la palette végétale
Lorsque nous travaillons sur un nouveau projet d’aménagement, nous nous efforçons de ne pas sacraliser le dessin du plan. Il doit rester un guide dédié à un instant t. En parallèle du plan de plantation classique, avec ses archipels de points identifiant les différentes variétés, nous produisons également des dessins plus sensibles, plus flous, plus coulés, montrant l’impact des masses colorées et des matières.
Sans bannir la ligne, la géométrie de nos compositions recherche une fluidité dans les formes. Ainsi l’intrus, l’accident qui déroge au plan, est moins visible. Notre palette végétale s’efforce d’être très variée, très composite. Nous travaillons les strates dans l’épaisseur en associant vivaces, arbustes, arbres, mais également, par exemple, en intercalant des émergentes dans les couvre-sols. Dans cette diversité végétale, l’adventice se fond dans la masse et alerte moins sur son incongruité.
Des médiatrices précieuses
Chaque projet de paysage est l’occasion de découvrir et de faire découvrir aux partenaires de projet un lieu et ses abords. Cela se fait par la promenade mais également par la diffusion de photos prises sur site, soit sous forme de petit cahier, soit sous forme d’exposition. C’est l’opportunité d’échanger sur les questions environnementales en général, et sur cette flore ignorée et mal aimée en particulier.
Dans cette démarche, les orchidées sauvages sont des médiatrices précieuses. L’énonciation du nom évoque immédiatement les paradis fleuris, mais ce sont des plantes fragiles et furtives, difficiles à voir. Leur délicatesse oblige à se pencher vers le sol, à se mettre à genoux dans une inclinaison respectueuse.
En ville, elles sont spécifiques des oublis d’entretien, mais dès que les activités humaines deviennent trop présentes, elles disparaissent. Elles s’installent toutes seules, se développent sans jardinage et leur observation produit l’émerveillement : des adventices pour une fois admirées !
Des réservoirs pour les plantes rudérales
En ville, milieu anthropisé par excellence, si nous voulons conserver des écosystèmes actifs, ou du moins survivant dans une relative autonomie, il nous faut laisser une place au sauvage, à une nature hors du contrôle de l’homme. L’urbanisme doit trouver un équilibre entre espace végétalisé horticole et espace plus naturel.
Le végétal et ses bienfaits écosystémiques sont des atouts pour que les villes gardent un climat relativement acceptable malgré le dérèglement climatique général. Si nos parcs et jardins sont maintenus avec force intrants et entretien, cela ne fonctionnera pas. Les friches, les toitures, les caniveaux, les fissures de trottoirs sont autant de clairières, réservoirs pour les plantes rudérales qui participent à la régénération spontanée du vivant sans la contrainte du jardinage.
Nous voulons laisser une place à ces herbes mal nommées, dans nos jardins, dans nos massifs. En se penchant un peu, pour les observer de plus près, on pourra s’émerveiller de leur beauté, de leur capacité à survivre, à s’adapter, et apprécier, in fine, pleinement une nature inapprivoisée.
Florence Robert et Frédéric Bœuf
Architectes-paysagistes – rb&Cie