Les Ombellifères : Un arsenal chimique pour le meilleur et pour le pire

On peut dire que, chez les Apiacées, la biologie associe défense et attractivité : tout être biologique se doit d’assurer sa sauvegarde et de se reproduire… La défense peut être d’ordre mécanique, comme chez les panicauts épineux. Mais en général elle est d’ordre chimique, par la production de molécules adaptées. L’attractivité est de nature visuelle du fait de la forte visibilité des fleurs, mais elle se double d’une attractivité chimique par l’élaboration de composés variés, souvent aromatiques, qui peuvent parfois avoir une fonction répulsive sur certains visiteurs potentiels.

Le cerfeuil sauvage (Anthriscus sylvestris) est très commun, surtout dans les bordures des routes et des haies. C’est un réservoir de virus pour les cultures de carotte
Le cerfeuil sauvage (Anthriscus sylvestris) est très commun, surtout dans les bordures des routes et des haies. C’est un réservoir de virus pour les cultures de carotte © F. Villeneuve

De la chimie pour la défense

L’arsenal chimique façonné par les Apiacées peut se résumer ainsi : huiles essentielles (principalement des terpènes), coumarines (furano- et pyranocoumarines), polyacétylènes (surtout dans les racines), dérivés de flavonoïdes (O-glycosides), esters de l’acide caféique, estérification des terpènes par une série d’acides naturels… Ces produits jouent un rôle important de défense contre des herbivores ou des micro-organismes infectieux, mais agissent aussi par la diffusion de phéromones d’attraction des insectes.

De ces caractéristiques chimiques des Apiacées découle l’utilisation de différentes espèces dans la pharmacopée, en particulier chinoise. Les vertus médicinales de certains de ces composés en font de bons candidats à des exploitations thérapeutiques d’envergure. De nombreuses molécules de cette palette ont des propriétés antioxydantes. Ainsi, le cerfeuil sauvage (Anthriscus sylvestris) produit de la déoxypodophyllotoxine, substance dont les vertus anticancéreuses sont établies.

L’œnanthe safranée (Oenanthe crocata), plante très toxique, a l’apparence et le port ramifié typiques des Ombellifères, répartissant les ombellules blanches dans l’espace dans le but d’attirer un maximum de pollinisateurs
L’œnanthe safranée (Oenanthe crocata), plante très toxique, a l’apparence et le port ramifié typiques des Ombellifères, répartissant les ombellules blanches dans l’espace dans le but d’attirer un maximum de pollinisateurs © J.-P. Reduron

Les risques des Apiacées pour l’homme

Pour l’homme, les risques liés aux Apiacées sont de plusieurs natures, souvent à cause de leur constitution chimique. D’abord des dermatoses par contact sont susceptibles d’affecter les jardiniers, les cantonniers, des pêcheurs et parfois même de simples promeneurs qui ont les bras et/ou les jambes nus. Elles sont généralement le fait de berces (Heracleum), notamment des berces géantes, dont la représentante la plus courante est la berce de Mantegazza (Heracleum mantegazzianum), encore appelée grande berce du Caucase. Elle a été introduite en culture du fait de sa stature monumentale, majestueuse, et de ses qualités mellifères grâce à ses amples ombelles très visitées par les insectes. En Europe, l’emploi des Apiacées s’est limité aux intérêts horticoles et apicoles, alors que dans les pays de l’Est, la grande berce avait été développée par Staline comme plante fourragère à cause de la masse végétale produite. Le problème est que cette espèce s’est propagée en dehors des cultures du fait de son potentiel invasif, principalement dû à la quantité considérable de semences produite à la fructification (jusqu’à 100 000 par plante !). Ces semences sont très légères et peuvent se disséminer naturellement de deux façons : par le vent, sur une courte distance (de 2 à 10 mètres), et par les eaux courantes, sur une longue distance (la semence pouvant flotter trois jours).

Mais elle est surtout propagée par les activités humaines : sur le mode volontaire par la culture et les échanges (cela est désormais réduit par la réglementation), et de plusieurs façons involontaires : propagation depuis un jardin laissé à l’abandon, déplacement de terres pour remblais, transport de déchets verts avec ombelles à maturité de dissémination, rainures des pneumatiques des voitures. Actuellement, de nombreuses collectivités l’éliminent de leurs espaces verts publics.

SOCRATE ET LA CIGUË

Socrate a été condamné à boire la ciguë par le tribunal d’Athènes
Socrate a été condamné à boire la ciguë par le tribunal d’Athènes © D.R.

« C’est la dose qui fait poison », aurait dit Paracelse, l’un des pionniers de la médecine au XVIe siècle. Si Socrate pouvait parler, il aurait acquiescé… Le philosophe athénien a dû absorber une bonne dose de ciguë, le poison que l’on faisait ingurgiter aux condamnés à mort. Le tribunal d’Athènes a infligé cette peine à Socrate en 399 av. J.-C. pour cause de « ne pas croire aux dieux de la cité, de corruption de la jeunesse et d’introduction de divinités nouvelles ».

Les symptômes, en cas d’absorption d’une dose létale de ciguë (il s’agit de la grande ciguë, Conium maculatum), sont assez effrayants. Pour n’évoquer que certains cités par la SFMU (Société française de médecine d’urgence) : hyper­ salivation, nausées, vomissements, douleurs abdo­ minales, diarrhée, hyper­ sudation, hyperthermie, mydriase, tremblements, vertiges, jargonophasie, délires, convulsions… Et les effets apparaissent 30 à 45 minutes après l’absorption. Si le philosophe avait fait comme Mithridate (Mithridate VI du Pont, 132-63 av. J.-C.), il aurait pu éviter une mort atroce. Ce dernier, sentant qu’un jour il pourrait être empoisonné, se serait accoutumé au poison en en absorbant régulièrement de faibles doses (d’où le terme de « mithridatisation »).

Socrate avait raison en affirmant : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien. » Il aurait pu éviter la mort s’il avait connu la mithridatisation, en tout cas, la mort par la ciguë… Et éviter aussi l’hypertrophie de sa prostate car la ciguë, à dose homéopathique, soignerait ce symptôme… mais attention aux risques de l’automédication !

Jean-François Coffin
Journaliste et membre du Comité de rédaction de Jardins de France

Les célèbres Apiacées toxiques

Herbier illustrant les caractères qui, associés, permettent la distinction de la Grande Ciguë (Conium maculatum), plante très toxique ayant occasionné des cas mortels. Tige maculée le plus souvent de pourpre / Morphologie foliaire / Fleurs blanches / Fruit ovale avec des côtes bien marquée

 

Mais la plus célèbre des Ombellifères toxiques est la grande ciguë (Conium maculatum) qui fut administrée comme poison mortel à Socrate.

Il s’agit d’une grande plante pouvant atteindre 2 mètres, voire plus, élancée, dégageant une odeur désagréable, plus ou moins ammoniaquée mais qui a l’avantage d’empêcher sa consommation. Sa tige est fortement tachée de rouge (surtout à la base). Les feuilles sont amples, triangulaires, très divisées en de nombreux segments ovales, lobés.

Les ombelles portent des fleurs blanches et sont munies d’un involucre de bractées. Le fruit, petit (2-5 mm), ovale et brun-grisâtre, est parcouru de côtes crénelées et ondulées. La grande ciguë se rencontre sur une aire très vaste, depuis la Scandinavie jusqu’à l’Afrique du Nord, s’étirant à l’est pour atteindre l’Asie centrale.

 

C’est une plante bisannuelle, de pleine lumière, appréciant les milieux ouverts. Sa position naturelle est probablement le lit majeur des cours d’eau où elle trouve des espaces constamment remaniés. Mais elle a conquis plusieurs types de lieux cultivés, aménagés ou leurs abords : des berges mais aussi des bords de chemins et de routes, des terrains à l’abandon, des délaissés urbains et même parfois des cultures agricoles.

L’espèce est très toxique à cause de la présence d’alcaloïdes, la coniine et ses dérivés. Pour l’homme, 6 à 10 grammes de feuilles fraîches seulement représentent la dose mortelle (curieux des saveurs bizarres s’abstenir !). La petite ciguë (Aethusa cynapium) est considérée comme nettement moins toxique (non mortelle), voire simplement suspecte, alors qu’elle contient des polyacétylènes (æthusine et dérivés). Les accidents sont rares, bien qu’elle puisse se trouver dans les potagers, du fait de l’inappétence due à son odeur chlorée.

MORT DE RIRE

L’expression « rire sardonique » date de l’Antiquité et viendrait soit de Sardaigne pré-romaine ou de l’île de Sardon au large de Carthage. Dans tous les cas, elle découle d’un rituel associé au sacrifice des personnes âgées, jugées inutiles, ou des enfants, en offrande à Cronos (père, notamment, de Zeus). Les vieillards étaient jetés du haut d’une falaise ou battus à mort, mais avant cela on leur faisait boire un poison composé d’« herbes sardoniques », qui provoquait une crispation des muscles du visage. Le rictus des condamnés semblait indiquer qu’ils riaient et mouraient heureux…

Plusieurs plantes entraient probablement dans la composition du breuvage : la renoncule de Sardaigne (Ranunculus sardous), la renoncule scélérate (Ranunculus sceleratus) ainsi que l’œnanthe safranée (Oenanthe crocata). Cette grande plante herbacée vivace à odeur de persil, appréciant les milieux humides comme les berges et les fossés, est extrêmement toxique. Mais ce sont les racines tubéreuses, laissant exsuder un liquide jaune à la coupe (d’où le nom de safranée), qui auraient été utilisées pour la préparation de la potion funeste. On comprend mieux ainsi l’origine de son surnom « navet du diable ». Mais la vérité populaire s’exprime encore plus clairement avec cet autre surnom : l’« herbe aux héritages ».

Nul doute que Maupassant aurait pu s’y référer dans « L’Héritage », une de ses nouvelles réalistes portant sur l’argent.

Pierre Meppiel
Jardinier du Jardin botanique du col de Saverne

Deux autres Apiacées toxiques doivent être citées attendu qu’elles sont très dangereuses : l’œnanthe safranée (Oenanthe crocata) qui émet un suc jaune à la coupe, et la ciguë vireuse (Cicuta virosa) dont les intoxications, souvent mortelles, sont rares car elles proviennent de confusions avec des racines alimentaires (navet, panais, carotte) normalement bien connues. Finalement, la composition chimique des Ombellifères peut en faire des alliées au travers des services rendus, tant sur le plan alimentaire que médical ou cosmétique. Mais, pour en éviter les effets néfastes, il faut toujours rester sur ses gardes.


Jean-Pierre Reduron

Ingénieur horticole, botaniste, fondateur du Conservatoire botanique de Mulhouse, spécialiste des Apiacées