Les Ombellifères : Un arsenal chimique pour le meilleur et pour le pire
On peut dire que, chez les Apiacées, la biologie associe défense et attractivité : tout être biologique se doit d’assurer sa sauvegarde et de se reproduire… La défense peut être d’ordre mécanique, comme chez les panicauts épineux. Mais en général elle est d’ordre chimique, par la production de molécules adaptées. L’attractivité est de nature visuelle du fait de la forte visibilité des fleurs, mais elle se double d’une attractivité chimique par l’élaboration de composés variés, souvent aromatiques, qui peuvent parfois avoir une fonction répulsive sur certains visiteurs potentiels.
De la chimie pour la défense
L’arsenal chimique façonné par les Apiacées peut se résumer ainsi : huiles essentielles (principalement des terpènes), coumarines (furano- et pyranocoumarines), polyacétylènes (surtout dans les racines), dérivés de flavonoïdes (O-glycosides), esters de l’acide caféique, estérification des terpènes par une série d’acides naturels… Ces produits jouent un rôle important de défense contre des herbivores ou des micro-organismes infectieux, mais agissent aussi par la diffusion de phéromones d’attraction des insectes.
De ces caractéristiques chimiques des Apiacées découle l’utilisation de différentes espèces dans la pharmacopée, en particulier chinoise. Les vertus médicinales de certains de ces composés en font de bons candidats à des exploitations thérapeutiques d’envergure. De nombreuses molécules de cette palette ont des propriétés antioxydantes. Ainsi, le cerfeuil sauvage (Anthriscus sylvestris) produit de la déoxypodophyllotoxine, substance dont les vertus anticancéreuses sont établies.
Les risques des Apiacées pour l’homme
Pour l’homme, les risques liés aux Apiacées sont de plusieurs natures, souvent à cause de leur constitution chimique. D’abord des dermatoses par contact sont susceptibles d’affecter les jardiniers, les cantonniers, des pêcheurs et parfois même de simples promeneurs qui ont les bras et/ou les jambes nus. Elles sont généralement le fait de berces (Heracleum), notamment des berces géantes, dont la représentante la plus courante est la berce de Mantegazza (Heracleum mantegazzianum), encore appelée grande berce du Caucase. Elle a été introduite en culture du fait de sa stature monumentale, majestueuse, et de ses qualités mellifères grâce à ses amples ombelles très visitées par les insectes. En Europe, l’emploi des Apiacées s’est limité aux intérêts horticoles et apicoles, alors que dans les pays de l’Est, la grande berce avait été développée par Staline comme plante fourragère à cause de la masse végétale produite. Le problème est que cette espèce s’est propagée en dehors des cultures du fait de son potentiel invasif, principalement dû à la quantité considérable de semences produite à la fructification (jusqu’à 100 000 par plante !). Ces semences sont très légères et peuvent se disséminer naturellement de deux façons : par le vent, sur une courte distance (de 2 à 10 mètres), et par les eaux courantes, sur une longue distance (la semence pouvant flotter trois jours).
Mais elle est surtout propagée par les activités humaines : sur le mode volontaire par la culture et les échanges (cela est désormais réduit par la réglementation), et de plusieurs façons involontaires : propagation depuis un jardin laissé à l’abandon, déplacement de terres pour remblais, transport de déchets verts avec ombelles à maturité de dissémination, rainures des pneumatiques des voitures. Actuellement, de nombreuses collectivités l’éliminent de leurs espaces verts publics.
Les célèbres Apiacées toxiques
Mais la plus célèbre des Ombellifères toxiques est la grande ciguë (Conium maculatum) qui fut administrée comme poison mortel à Socrate.
Il s’agit d’une grande plante pouvant atteindre 2 mètres, voire plus, élancée, dégageant une odeur désagréable, plus ou moins ammoniaquée mais qui a l’avantage d’empêcher sa consommation. Sa tige est fortement tachée de rouge (surtout à la base). Les feuilles sont amples, triangulaires, très divisées en de nombreux segments ovales, lobés.
Les ombelles portent des fleurs blanches et sont munies d’un involucre de bractées. Le fruit, petit (2-5 mm), ovale et brun-grisâtre, est parcouru de côtes crénelées et ondulées. La grande ciguë se rencontre sur une aire très vaste, depuis la Scandinavie jusqu’à l’Afrique du Nord, s’étirant à l’est pour atteindre l’Asie centrale.
C’est une plante bisannuelle, de pleine lumière, appréciant les milieux ouverts. Sa position naturelle est probablement le lit majeur des cours d’eau où elle trouve des espaces constamment remaniés. Mais elle a conquis plusieurs types de lieux cultivés, aménagés ou leurs abords : des berges mais aussi des bords de chemins et de routes, des terrains à l’abandon, des délaissés urbains et même parfois des cultures agricoles.
L’espèce est très toxique à cause de la présence d’alcaloïdes, la coniine et ses dérivés. Pour l’homme, 6 à 10 grammes de feuilles fraîches seulement représentent la dose mortelle (curieux des saveurs bizarres s’abstenir !). La petite ciguë (Aethusa cynapium) est considérée comme nettement moins toxique (non mortelle), voire simplement suspecte, alors qu’elle contient des polyacétylènes (æthusine et dérivés). Les accidents sont rares, bien qu’elle puisse se trouver dans les potagers, du fait de l’inappétence due à son odeur chlorée.
Deux autres Apiacées toxiques doivent être citées attendu qu’elles sont très dangereuses : l’œnanthe safranée (Oenanthe crocata) qui émet un suc jaune à la coupe, et la ciguë vireuse (Cicuta virosa) dont les intoxications, souvent mortelles, sont rares car elles proviennent de confusions avec des racines alimentaires (navet, panais, carotte) normalement bien connues. Finalement, la composition chimique des Ombellifères peut en faire des alliées au travers des services rendus, tant sur le plan alimentaire que médical ou cosmétique. Mais, pour en éviter les effets néfastes, il faut toujours rester sur ses gardes.
Jean-Pierre Reduron
Ingénieur horticole, botaniste, fondateur du Conservatoire botanique de Mulhouse, spécialiste des Apiacées