Travelure du pommier : zoom sur un nouveau concept dans la protection contre les champignons
Est-il possible d’exploiter la diversité des micro-organismes présents sur les plantes pour créer les conditions défavorables au développement des agents pathogènes responsables de maladies ? L’étude a été menée au sein de l’Institut de recherche en horticulture et semences (IRHS) d’Angers, avec pour objectif de trouver une alternative à l’utilisation des fongicides en vergers de pommiers.
La tavelure du pommier, due au champignon Venturia inaequalis, représente la principale maladie sur cet arbre dans le monde. La lutte contre cette atteinte représente 50 % des traitements réalisés en verger, soit entre 15 et 28 interventions par an en pommes à couteau et entre 3 et 8 en pommes à cidre, que ce soit en agriculture conventionnelle ou biologique.
Contexte et enjeux socio-économiques
La solution la plus respectueuse de l’environnement reste l’utilisation de variétés résistantes, couplée à des méthodes culturales. Toutefois, la très grande majorité des variétés se révèlent sensibles à très sensibles. De multiples stratégies de biocontrôle (champignons antagonistes, stimulateurs de défense des plantes, biocides d’origine naturelle, etc.) sont testées depuis plusieurs années, mais sans succès avéré en pratique dans les vergers. La très forte demande sociétale d’une production plus respectueuse de l’environnement et la situation des producteurs confrontés à des impasses techniques du fait du retrait du marché de nombreuses molécules nécessitent de reconsidérer l’utilisation des fongicides et de proposer d’autres choix.
Présentation de l’innovation
Au sein de l’espèce Venturia inaequalis, il existe des populations distinctes, appelées « formes spéciales », qui ont divergé depuis des milliers d’années et ont ainsi eu le temps d’évoluer indépendamment. Ces formes spéciales se caractérisent par leur capacité à infecter des plantes différentes appartenant à la famille des rosacées. C’est ainsi que les jardiniers connaissent très bien les populations infectant spécifiquement le pommier que l’on appelle V. inaequalis forme spéciale pomi (POMI) et, dans une moindre mesure, les populations infectant spécifiquement le pyracantha, que l’on appelle V. inaequalis forme spéciale pyracanthae (PYR). Sur le pommier, V. inaequalis boucle systématiquement son cycle biologique par une reproduction sexuée, un moyen de s’affranchir de l’absence de feuilles en hiver.
Cette phase sexuée commence à l’automne, au moment où le champignon se développe en mode saprotrophe sur feuilles sénescentes. Sur le pyracantha, la forme sexuée n’a jamais été décrite, le champignon se conservant l’hiver sous forme de mycélium sur les feuilles persistantes de l’arbuste.
Au laboratoire, nous avons pu constater que les souches de ces deux formes spéciales pouvaient toujours se croiser et donner des descendants, malgré leur temps de divergence, que nous avons estimé à plus de 100 000 ans. Et récemment, en menant des travaux de génétique sur l’espèce sur V. inaequalis, nous avons montré que les descendants issus de ce type de croisement étaient non pathogènes sur le pommier.
Sur la base de ce résultat, nous proposons une stratégie de lutte inédite chez les champignons s’appuyant sur le détournement de leur reproduction. L’idée est de provoquer des croisements générant des descendants non pathogènes en pulvérisant des souches de type PYR à l’automne sur des feuilles sénescentes naturellement contaminées par la tavelure du pommier. Comme POMI se reproduit obligatoirement chaque hiver, les croisements entre ces deux formes spéciales conduiront au printemps à la production de descendants non virulents.
Nous devrions ainsi observer une baisse drastique des attaques de tavelure au verger. Un brevet déposé par l’Inrae correspondant à cette innovation a été complété par une seconde invention. En effet, nous avons également découvert que l’application de souches PYR au printemps protégeait les jeunes feuilles de pommier contre une attaque ultérieure de tavelure, selon un mode qui pourrait être de la prémunition. Si les effets de protection étaient confirmés au verger, la stratégie consisterait donc à appliquer des souches PYR au printemps, à la place des fongicides, au moment des risques de projection d’ascospores.
Notre objectif est de proposer une combinaison de ces deux inventions et d’offrir ainsi aux arboriculteurs et aux particuliers un itinéraire technique de rupture réduisant fortement l’usage des fongicides. L’amorçage de ces travaux a pu être réalisé grâce à un financement du département Santé des plantes et environnement de l’Inrae et par un « projet pré maturation » Inrae.
Le projet « Enfin! »
Sur la base des résultats acquis sur ces deux inventions, nous bénéficions pour trois ans d’un projet de l’Agence nationale de la recherche (ANR, 2022-2024). Ce projet baptisé « Enfin! » a pour objectif de faire la preuve de concept de ces inventions en validant l’efficacité et la combinaison de ces deux stratégies en verger, de décortiquer les mécanismes en jeu, d’évaluer les risques environnementaux et d’étudier l’acceptabilité et l’appropriation par les professionnels de la filière de cet itinéraire technique de rupture. Construit avec deux centres techniques nationaux, le Centre technique interprofessionnel des fruits et légumes (CTIFL) et l’Institut français des produits cidricoles (IFPC), Enfin! sera testé sur quatre sites sur le territoire français dans des vergers en conditions de production. Les souches PYR seront multipliées à l’échelle industrielle et deux technologies de formulation seront comparées.
Une solution durable
Sous réserve de résultats positifs en verger, la solution proposée à terme aux arboriculteurs et aux particuliers devrait être facile d’usage. Elle consisterait en de simples applications de souches PYR par pulvérisation au printemps et à l’automne, sans investissement spécifique. L’implication d’industriels dans la production et la formulation de spores devrait nous permettre de travailler à une échelle semi-industrielle, pour un déploiement rapide de la solution chez les utilisateurs.
Enfin ! représente un changement de paradigme de par son mode d’action innovant et l’itinéraire de rupture proposé aux producteurs. Il devrait permettre de réduire très significativement l’inoculum d’une année sur l’autre et de réduire fortement l’utilisation des nombreuses molécules de synthèse au printemps. Les risques d’émergence d’hybrides pathogènes sur le pommier et sur d’autres rosacées seront évalués par les chercheurs de l’IRHS. Des économistes de l’Inrae (UMR Sadapt AgroParisTech) et du CTIFL identifieront, via des enquêtes, d’éventuels freins à son appropriation par la profession et rechercheront, le cas échéant, l’existence de leviers tant organisationnels que cognitifs. Les travaux qui ont abouti à cette nouvelle méthode de lutte portaient initialement sur la génétique des formes spéciales de V. inaequalis. lls n’étaient donc absolument pas menés pour déboucher sur un nouveau concept de lutte contre les champignons. Cet exemple démontre donc combien il est important que les chercheurs aient les moyens de continuer à mener des travaux d’acquisition de connaissances, sans nécessairement avoir pour objectif des applications immédiates.
Bruno Le Cam
Inrae Angers