Un jardin remarquable : les Cinq Sens à Yvoire
Le château d’Yvoire qui domine le village médiéval du même nom est un site féérique en Haute-Savoie, au bord du lac Léman. Le lieu, chargé d’histoire, remonte au XIVe siècle. Aujourd’hui, les touristes se bousculent pour visiter et photographier le village répertorié parmi les plus beaux de France, ainsi que le jardin du château classé « Jardin remarquable ».
Rendre son jardin au château
Dans les années 1980, les propriétaires, Anne-Monique et Yves d’Yvoire, décident de « rendre au château familial un jardin comme il avait pu en connaître par le passé. » Ils font appel à Alain Richert, célèbre paysagiste, qui dessine un jardin contemporain inspiré de l’esthétique médiévale : le « Jardin des Cinq Sens », tout en harmonie avec le site qui l’entoure. Leur souci est de faire évoluer ce jardin de plus de vingt ans, « comme une œuvre vivante. » « Si le jardin des Cinq sens est d’inspiration médiévale, clos, très géométrique, composé de petites plates-bandes, comprenant de nombreuses plantes du Moyen-Âge, nous ne voulions pas nous limiter à cela », explique Matthieu Constans, le chef jardinier, qui veille et entretient ce patrimoine, aidé d’une jardinière à mi-temps et de quatre saisonniers. Et d’ajouter: « L’esprit de jardin clos ne pouvait pas correspondre au contexte d’aujourd’hui, avec son ouverture au public. Il fallait l’enrichir de davantage de variétés. » Le jardin se présente en deux parties : « La première comprend les espaces thématiques tels une prairie alpine, clin d’œil à son environnement alpin, un sous-bois garni de plantes d’ombre, un tissage d’inspiration Renaissance et un cloître en charmille. » La deuxième partie, en contrebas, accueille les chambres de verdure composées de charmilles et de pommiers palissés qui abritent les jardins dédiés aux sens : le goût, l’odorat, le toucher, la vue et même l’ouïe « représentée par le murmure de l’eau et le chant des oiseaux ».
Large gamme sur petite surface
À son arrivée en 2009, Matthieu a passé « deux années intenses pour observer, m’imprégner du lieu ». Gérer un jardin de petites dimensions n’est pas évident: une superficie de 2 600 m² à laquelle il faut retrancher les allées ! Matthieu a enrichi les 900 variétés du début pour arriver à 1 500 aujourd’hui, « ma folie ». Le jardin était déjà très beau « mais je pensais qu’il méritait davantage de diversité ». Par exemple, le jardin du toucher comprenait de belles plantes qui se répétaient mais présentait un nombre de variétés limité. Il a donc complété la gamme. Le jardin de l’odorat, très prisé des visiteurs, offre une collection de 25 menthes et 25 sauges, ainsi que 50 variétés de pélargoniums odorants. « Ce côté ludique est très apprécié et je suis en recherche constante de nouvelles plantes odorantes. »
Des dilemmes à trancher
Le jardin est compliqué mais captivant. Il faut maîtriser toutes les palettes du métier, la diversité des plantes, des potagères aux vivaces d’ornement en passant par les médiévales. « Pour les 80 pommiers palissés, j’ai dû apprendre la taille fruitière à l’ancienne », reconnaît Matthieu Constans. Certains dilemmes doivent être tranchés. Pour les pommiers palissés vieillissants, se pose la question du choix des variétés pour leur succéder et de quelle manière. Tous les poteaux de soutien doivent être remplacés par des matériaux plus durables tout en veillant à ne pas abîmer les abords. Les charmilles datant de plus de quarante ans devront être renouvelées. Mais faut-il tout changer d’un coup ou le faire progressivement ? Par parcelle ? Par jardin?
Tout à la main
Le respect de l’environnement reste la trame des interventions. Tout est manuel, pas d’outil mécanique. D’ailleurs, l’exiguïté des lieux ne permet pas d’y introduire de gros engins. « On a seulement réussi à faire rentrer une mini-pelle mécanique pour une intervention trop ardue manuellement », reconnaît Matthieu. La taille est effectuée à la cisaille à main et au sécateur, le travail du sol à la grelinette, le transport des matériaux à la brouette. « Depuis près de dix ans, nous n’utilisons aucun produit chimique. Nous fertilisons et amendons avec du fumier décomposé bio. Ce qui fait notre force contre la limitation des parasites est notre étonnante diversité. » Un équilibre naturel s’est installé, même sur les pommiers palissés sur lesquels était pulvérisée de la bouillie bordelaise, intervention aujourd’hui abandonnée, sans conséquence néfaste. Les abeilles et les coccinelles abondent. « Nous surveillons quotidiennement le jardin. Chaque jardinier a un secteur attribué, et demeure à l’affût de la moindre infestation. » Si quelques problèmes se posent, ils restent très localisés, comme celui de la pyrale du buis contre laquelle les jardiniers luttent avec des phéromones et le Bacillus thuringiensis. « Nous étudions des nichoirs à insectes et oiseaux, pour faire équipe avec les “jardiniers de l’ombre” que sont ces compagnons. » Contraintes climatiques Le choix des végétaux est conditionné par la volonté que toutes les variétés soient adaptées aux contraintes pédoclimatiques de la région, qui est chaude et sèche l’été, et froide durant l’hiver, malgré la proximité du lac. Actuellement, l’irrigation est assurée par une station pompant l’eau du lac. Si la réserve du Léman semble inépuisable, « nous nous posons quand même la question du choix des futurs végétaux et de la récupération des eaux de pluie ». Un petit jardin, presque secret, se situe en contrebas de la propriété, fermé au public. Il est consacré à la multiplication des végétaux destinés à garnir le jardin des Cinq Sens et aux expérimentations. « Nous entretenons un partenariat avec le CRBA (Centre de ressource de botanique appliquée de Lyon) pour la conservation et l’analyse des semences de variétés potagères », précise le chef jardinier.
Une dimension pédagogique
La moyenne de fréquentation annuelle du jardin, sur une période de cinq ans, est d’environ 40 000 visiteurs, chiffre naturellement en diminution en période de restrictions sanitaires. Cette densité de visiteurs sur des allées de 80 cm nécessite une grande vigilance. Il y a toujours au moins un jardinier présent lors des visites. « Mais la plupart des visiteurs, à 98 %, sont respectueux et peu de dégâts sont constatés. » Ils sont souvent très curieux. « Certains n’ont jamais vu un cerisier en fleur et ignorent quand mûrit une cerise ! » Parmi les questions le plus souvent posées : le jardin est-il bio? Comment faites-vous pour que ce soit si propre et si soigné ? Avez-vous recours à la technique de la permaculture ? Que faites-vous en matière de respect de l’environnement ? Une structure à pérenniser Les projets ne manquent pas, comme celui de la création d’un micro-jardin alpin du Chablais. « Nous voulions aller plus loin que la prairie alpine déjà existante et affirmer notre ancrage dans le territoire. Nous sommes dans une zone incluse dans le Chablais, Géoparc mondial Unesco*. » Si Matthieu possède déjà une bonne connaissance du jardin alpin (il a travaillé bénévolement au Jardin alpin du Lautaret), il s’est adjoint les compétences d’un botaniste pour mener à bien le projet. « Je ne me limite pas, toujours en test de fleurs, comme l’adaptation au changement climatique. C’est un travail de longue haleine », conclut Matthieu, conscient qu’il doit transmettre son savoir « pour pérenniser la structure ».
Jean-François Coffin
Journaliste et membre du Comité de rédaction de Jardins de France
* Un Géoparc mondial Unesco est une zone géographique unifiée, dont les sites et paysages présentent un intérêt géologique d’importance internationale. Ces territoires sont gérés globalement selon un concept de protection, d’éducation et de développement durable. www.geoparc-chablais.com