Mettre en scène la ville par le paysage : la promenade du Paillon à Nice
Michel Péna
En abordant le paysage d’une ville, ce sont toutes ses couches sémantiques qu’on exhume, qu’on fait foisonner. Sa raison géographique d’abord, initiant sa forme même. En recréant de grands vides, on peut voir émerger des bribes du territoire originel, d’un substrat immanent, d’une nature cachée mais fertile. C’est la « ville fertile » dont nous rêvons.
À Nice, cette immense ouverture, recréée par la destruction d’immeubles étouffants, nous a permis de retrouver des paysages oubliés et d’en inventer de nouveaux. Ainsi, les façades colorées du vieux Nice viennent illuminer désormais la promenade verte du Paillon[1].
Comment fabrique-t-on le paysage ? D’abord en recomposant des « morceaux » dissociés (par des mécanismes fonctionnels, économiques) en un tout sensible. Réintroduire la primauté du paysage, c’est accepter que la relation sensible à nos environnements est essentielle pour bien vivre. On le fabrique aussi en imaginant des liaisons dans la ville, qui pourraient constituer un véritable maillage de grandes promenades, comme nous l’avons réalisé à Nice.
Une promenade retrouvée
Le projet de réaménagement vise à clarifier, en réduisant les éléments formels et en redéfinissant une ligne stylistique des traitements. Cette cohérence se fonde sur la réalité du lieu, son histoire, sa géographie, son usage, en un mot son sens remis à jour. C’est ce que l’on pourrait nommer simplement la « poésie des lieux ».
Le promeneur devient dès lors un « sujet percevant » capable de dépasser le simple usage pour entretenir une relation intelligible avec le lieu dans son épaisseur : la force et le génie de la rivière enfouie du Paillon, les ouvrages extraordinaires qui ont permis de la canaliser, la cohérence de l’expression des jardins qui habillent l’ensemble en surface, mais aussi le souvenir lointain des lavandières.
C’est pourquoi cette notion de sens doit présider à la composition générale des traitements. Notre ambition a été de retrouver une unité d’ensemble sans pour autant réduire l’identité de chaque lieu. Cette réalité existe physiquement tout au long du Paillon, en amont de sa couverture. Une « ripisylve » (NDLR : végétation au bord de l’eau) souvent épaisse, un courant peu large et latéral, une grève généreuse, et sur l’autre rive, une seconde bande boisée d’une nature différente de la première, en lien avec la courbure du lit.
L’ouverture d’une liaison « naturelle » du pôle culturel jusqu’à la Promenade des Anglais est une ambition fondatrice, capable de redonner un contenu puissant à l’échelle de la ville et de son territoire. A ces fins, nous avons dessiné une allée d’une largeur de 8 m, qui se glisse entre les arbres et les divers obstacles en créant un lien fédérateur du théâtre jusqu’à la plage. Ce ruban de pierre, à la forme souple, n’est pas sans rappeler le tracé de la rivière oubliée. Il s’accompagne d’un large tapis vert (et bleu) très ouvert.
L’alliance entre le minéral, le végétal et l’eau permet d’ordonnancer l’ensemble des espaces du Paillon en une vaste entité paysagère. Il est dès lors possible d’admirer les plus belles scènes naturelles de Nice : les lointains des premières Alpes, la colline du château et enfin une mer revisitée par la ville.
La géographie urbaine
Une fois mis en place ces principes, nous avons dessiné les réalités formelles de chaque lieu. La plupart des arbres sont conservés, quelques fois avec difficulté par rapport aux nouveaux tracés, car ils sont l’histoire du lieu et suscitent une grande affection de la part des niçois.
Si le projet se doit d’exprimer une véritable volonté urbaine, il se doit de le faire avec attention et douceur vis-à-vis de l’existant. Accepter d’infléchir le tracé de l’allée pour éviter un beau sujet, révèle notre désir de respecter la vie du site.
D’autre part, l’espace urbain, à l’instar de l’espace naturel, possède une géographie, une climatologie, un adret et un ubac. Le trottoir au soleil n’a rien à voir avec le trottoir à l’ombre ! Il ne s’y passe pas les mêmes activités : deux vies parallèles et complémentaires. Il est donc logique d’installer l’espace minéral ouvert offrant tout le soleil possible pour les jours d’hiver. À l’opposé, la fraîcheur doit venir de sols fortement végétalisés, de pelouses denses, de grands arbres aux frondaisons filtrant les soleils trop violents.
Cette situation privilégiée a initié l’organisation fonctionnelle du parc linéaire et justifie sa disposition dissymétrique. La plus belle promenade paysagère se trouve sur la « rive » nord et incite à laisser le tapis vert s’étendre jusqu’aux ombres de la « ripisylve » sud. La promenade, ainsi placée, propose de sublimes dégagements vers les lointains niçois mais ce caractère grandiose ne doit pas entraver une approche sensible et délicate. Elle sait courtiser un arbre remarquable, vient envelopper le socle de la statue de Masséna, s’interrompt au passage de la place et montre une politesse attentionnée au passage des traverses. Vers le théâtre, elle s’émancipe de son allégeance au tapis vert pour accompagner le promeneur vers la suite des grandes promenades urbaines et, plus loin, la place Garibaldi. A l’autre extrémité, la promenade se divise, telles les ramifications d’un modeste delta, pour traverser le jardin Albert Premier et en révéler toutes les richesses paysagères.
Le tapis vert et bleu
Le tapis vert permet de répondre aux attentes d’utilisations multiples et fort différentes : l’usage intensif de l’esplanade Masséna, les expositions d’œuvres d’arts, les activités ludiques des enfants et des jeunes, la tranquillité du promeneur et du rêveur… `
Comment concilier tout cela en un espace cohérent ?
Nous avons imaginé un vaste tapis offrant la possibilité d’intégrer des espaces d’usages différenciés pouvant évoluer dans le temps. Résonnant à l’infrastructure souterraine, mais sans pour autant s’y conformer systématiquement, le tapis est composé de quatre rubans de 6,6 m correspondant aux murs souterrains.
De part et d’autre de la place Masséna, deux vastes miroirs d’eau, animés de fontaines et brouillards, cadrent celle-ci et lui redonnent toute la fraîcheur dont elle a besoin. Les clochers et les façades du vieux Nice pénètrent ainsi au cœur même de la promenade.
Les plantes
Des arbres exceptionnels poussent sur le site : deux Ficus macrophylla et retusa, des Casuarina, des Cocculus laurifolia, deux jacarandas, un énorme magnolia, deux Oropanax… Des palmiers de différentes variétés s’égrainent un peu partout.
Nous avons visé à compléter cette générosité botanique en lui assignant une vocation plus culturelle et plus scientifique. La géographie urbaine véhicule une réalité particulièrement forte. Nous avons vu un adret et un ubac, correspondant de plus à deux versants urbains opposés : un versant régulier, et un versant pittoresque. De ces deux réalités, accentuées par la présence du soleil ou de l’ombre, ont découlé des propositions spatiales et fonctionnelles différentes. La même logique s’applique donc aux plantations : côté plein soleil (nord), la végétation est densifiée venant compléter les vides des massifs existants. A l’intérieur de cette épaisseur, quelques passages sont ménagés afin de jouir des plus belles ambiances. En contrepoint, l’autre rive, bordant le boulevard Jean Jaurès, se devrait d’être légère et transparente. Les bouquets d’arbres dégagent des fenêtres sur le Nice pittoresque, la colline et la cascade du parc du château. Un vaste jardin de fleurs offre une palette de couleurs digne de cette lumière tant célébrée par Matisse.
[1]La promenade du Paillon (2010-2013) à Nice est une promenade de 12ha, qui va de la Promenade des Anglais au le théâtre national, c’est-à-dire de la mer ou pôle culturel.