Le blanchiment des légumes : Un peu de douceur pour ces légumes bruts

Ingéniosité de l’homme et de la nature, le blanchiment des légumes rend plus comestibles certaines espèces qui, sans cette opération, seraient moins tendres, voire amères ou acres. Voici comment l’on procède.

Cicoria puglia (chicorée) sur un étal de magasin à Florence © Bertrand Nicolas-Inr

Qu’est-ce que le blanchiment ou l’étiolement ?

« … car de son naturel, il est amer, immangeable, sans estre addouci dans terre par blanchir », écrivait Olivier de Serres à propos de la chicorée(1*). Si, en cuisine, le blanchiment consiste en une précuisson dans de l’eau bouillante, c’est aussi, en botanique et en jardinage, le résultat, tout comme l’étiolement, de la décoloration de tout ou partie d’un végétal vert (chlorophyllien) privé de lumière. Au cours du processus, les tiges et les feuilles, déjà présentes ou en croissance selon les espèces, deviennent vert pâle puis blanc jaunâtre. Elles sont plus tendres et moins amères ou âcres, donc d’un goût plus délicat.

Cette décoloration est due à l’arrêt de la photosynthèse : les chloroplastes se transforment en étioplastes par disparition de la chlorophylle ainsi que du β-carotène (provitamine A). La croissance en longueur de la tige est spectaculaire, en particulier à cause de l’allongement des cellules. À l’inverse, la croissance des feuilles (limbe et pétiole) ralentit, si bien qu’elles peuvent être réduites à des sortes d’écailles. Cette évolution peut être inversée, avant que les réserves de la plante ne soient complètement épuisées, par une exposition à la lumière. Les étioplastes redeviennent alors des chloroplastes fonctionnels.

Les témoignages historiques

La pratique du blanchiment est ancienne et signalée par la plupart des auteurs de traités d’horticulture, par exemple Ibn al-’Awwâm(2*) pour la chicorée et le poireau (peut-être l’asperge et le céleri), Olivier de Serres pour l’asperge, le cardon, la chicorée et le poireau ou Jean-Baptiste de la Quintinie(3*) pour le cardon, le céleri, les chicorées, la laitue et le poireau. Les éditions successives du Bon Jardinier, à partir du début du XIXe siècle, ou bien les livres de De Combles(4*), ou Moreau et Daverne(5*) décrivent les différentes techniques utilisées pour le blanchiment.

Les manières de faire

En Europe, une petite dizaine d’espèces de légumes a été soumise à l’étiolement de façon plus ou moins constante selon les époques, les régions et les structures d’exploitation. Pour ce faire, quatre moyens sont ou ont été utilisés seuls ou en combinaison : le semis et/ou la plantation à forte densité, le buttage plus ou moins intense, la couverture opaque de la plante ou de l’unité de culture, le transfert de la plante en fin de cycle dans un lieu obscur et frais, mais pas trop humide.

Le cardon: Trente à quarante jours avant la récolte, chaque plante est resserrée et liée ainsi que, le plus souvent, entourée de « longue paille » sèche, de papier fort ou de plastique noir. Dans le nord de l’Espagne, on préfère un fort buttage, jusqu’à un mètre de hauteur. Dans les régions gélives ou en fin de saison, on transfère les plantes, généralement liées pour gagner de la place, dans un lieu obscur et frais. Dans ce cas, une surveillance attentive est requise pour éviter les pourritures. Le blanchiment est obligatoire pour cette espèce.

Plusieurs méthodes sont utilisées pour les chicorées scarole et frisée : l’augmentation de la densité de plantation peut être suffisante pour certains types variétaux comme les scaroles en cornet. L’ensemble de la culture peut être recouvert de paillassons ou de bâches en agrotextile de propylène noir. Chaque plante est surmontée d’une cloche en polyéthylène blanc opaque ou bien liée avec un bracelet élastique. La durée du blanchiment varie de cinq à quinze jours suivant la température.

La chicorée witloof est d’abord cultivée en plein champ jusqu’à l’automne, époque de l’arrachage des racines. La rosette de feuilles est coupée très près du bourgeon terminal. Les racines sont placées à touche-touche dans une couche chauffée ou non, recouverte de terre légère ou de fumier (chaud ou froid). Telle était la méthode ancienne. Ce travail exténuant a entraîné un délaissement progressif de la culture.

À partir des années 1960 des travaux de sélection et de physiologie impliquant l’Inra, le CTIFL, les Universités de Paris VI et de Lille et la Fédération nationale des producteurs d’endives ont abouti à un forçage très efficace en bac hydroponique en salle climatisée. La saison de récolte atteint pratiquement toute l’année et un produit standard, propre et de qualité est obtenu. La consommation s’est répandue à toute la France. Il s’agit d’une amélioration exceptionnelle due à une collaboration rare entre tous les acteurs(6*).

La chicorée « Barbe de capucin » est une production mineure qui a fortement régressé au profit de la witloof. Les racines sont arrachées à l’automne. Le forçage est réalisé à l’obscurité sous châssis froid ou chauffé ou bien en salle climatisée. Le forçage de la chicorée « Rouge de Vérone » en bac à l’obscurité est également réalisé en Italie du Nord.

Chicorée « Barbe de Capucin » © Claire Doré-Inra

Le pissenlit peut être blanchi en place soit en recouvrant les plantes d’une couche de paille et d’une bâche plastique noire, soit par buttage avec de la terre. Il peut également être forcé comme la « Barbe de capucin » par arrachage des racines, mise en clayette, puis arrosage et entreposage à l’obscurité.

L’asperge : à partir d’un rhizome souterrain à croissance horizontale, des tiges verticales appelées turions sont émises à la belle saison(7*). Le buttage est la seule méthode de blanchiment qui peut être totale (asperge blanche) ou partielle (l’extrémité du turion est verte ou violette). La culture à plat (non buttée) est largement dominante aux États-Unis et se répand en France depuis quelques années : les asperges obtenues sont vertes.

Le poireau est toujours blanchi par buttage le plus haut possible afin d’avoir un long fût blanc.

Le céleri branche peut-être blanchi en place grâce à des densités élevées de plantes et en utilisant des variétés à feuillage clair (céleri doré). Il peut aussi être butté sur place ou en tranchée.

La Quintinie fait blanchir par liage les laitues de type romaine, dites chicon, mais cette pratique a disparu de nos jours. Il fait également blanchir le persil de Macédoine (Maceron, Smyrnium olusatrum) en recouvrant la plante, après avoir coupé les feuilles, de fumier sec ou de paillassons. On trouve parfois de jeunes pousses étiolées de Crambé maritime dans le commerce.

 

Michel Pitrat
Directeur honoraire de recherche de l’Inra, membre du comité de rédaction de Jardins de France

Claude Foury
Ingénieur horticole, ancien professeur de productions légumières à l’École nationale supérieure d’horticulture

DEUX AUTRES ASPECTS ASSIMILABLES À UN BLANCHIMENT

Le chou cabus est une variété sélectionnée pour sa
pommaison © Chloé Le Bastard-Inra

La germination à l’abri de la lumière de diverses graines, pour la production de plantules étiolées dites « graines germées », dont les « pousses de soja » (en réalité de Vigna), est une forme de blanchiment(8*). La pommaison peut aussi être considérée comme un blanchiment naturel. En effet, les laitues, les chicorées ou les choux sauvages ne pomment pas et passent généralement du stade rosette au stade floral. Après la domestication, l’homme a sélectionné des formes qui ont un stade pré-floral, dit pommaison, dont les feuilles jeunes et cachées sont tendres et blanches : laitues pommées (beurre, batavia, grasse), chou cabus, chou de Milan, chicorée sauvage améliorée (Pain de sucre) et italiennes rouges à petites racines (radicchio de Chioggia, de Trévise, de Vérone). Il s’agit d’un blanchiment dû à une sélection génétique et non d’une pratique horticole.

POUR EN SAVOIR PLUS

Chaux, C. et Foury, C. 1994. Productions légumières.
Tome 2 Légumes feuilles, tiges, fleurs, racines, bulbes. Lavoisier Tec & Doc, Paris (FRA).

 

(1*) Olivier de Serres (1600), Le Théâtre d’agriculture et mesnage des champs.

(2*) Ibn al-’Awwâm (fin XIIe siècle), Le Livre de l’agriculture.

(3*) J.B. de La Quintinie (1690), Instruction pour les jardins fruitiers et potagers.

(4*) De Combles (1752) L’École du jardin potager.

(5*) J.G. Moreau et J.J. Daverne (1870), Manuel pratique de culture maraîchère de Paris.

(6*) M. Marle. L’endive: histoire et technique de culture. Jardins de France (n° 655, septembre 2019).

(7*) J.N. Plagès. L’asperge: une culture pérenne et un légume qui se mérite! Jardins de France (n° 653, mars 2019) https://www.jardinsdefrance.org/lasperge-culture-perenne-legume-se-merite/

(8*) Grand Angle « Pousses et feuilles, des jeunes à croquer ». Jardins de France (n° 649, avril 2018)