Éric Lenoir : Lauréat Jardiner Autrement 2018. Un jardin expérimental
Le jardin ornemental d’Éric Lenoir s’appelle Le Flérial. Sis dans l’Yonne, c’est un vaste jardin dans le vent, d’environ 12 000 m2. Éric Lenoir nous enseigne les vertus de l’observation et l’effet bénéfique de la main du jardinier sur la biodiversité. C’est que l’homme est jardinier, paysagiste et pépiniériste, mais aussi expérimentateur. Rencontre.
COMMENT ÊTES-VOUS DEVENU PAYSAGISTE-JARDINIER ?
À moitié par défaut ! J’avais envie de travailler en lien avec la nature, sauvage de préférence. Je me suis donc dit que je pourrais peut-être ménager la chèvre et le chou en satisfaisant à la fois mon envie de créer et mon envie de nature en allant étudier le paysagisme à l’École Du Breuil, à Paris. Bien m’en a pris, c’était une très bonne école, pourvue d’un parc extraordinaire de 25 hectares en pleine agglomération parisienne, qui a fait de ce choix par défaut une pleine satisfaction.
COMMENT ÉTAIT VOTRE TERRAIN AU MOMENT DE SON ACQUISITION ?
En 2011, lorsque j’ai acheté le terrain, il n’y avait que de la grande oseille (Rumex acetosa), des chardons et quelques graminées. Si personne n’intervient dans un terrain comme celui-ci, on obtient une forêt comme sur la parcelle adjacente, que j’ai acquise en même temps pour en faire un terrain-témoin. N’ayant pas envie d’avoir un jardin uniquement composé de chardon et de rumex, ni une forêt, mais n’ayant pas non plus envie de tout massacrer, il m’a fallu trouver des solutions pour tolérer et exploiter ces sauvages.
QU’AVEZ-VOUS DONC ENTREPRIS ?
Lorsque je suis arrivé, la première chose que j’ai commencé à faire, en vrai punk, c’est… de ne rien faire ! Je suis resté un an à observer le cycle de la nature, ce qui poussait, ce qui vivait, comment, pourquoi… J’ai observé le terrain mais aussi ses environs. Au-delà de toute considération esthétique, je voulais comprendre le milieu dans lequel j’allais implanter mon jardin. Grâce à ce temps d’observation, j’ai pu constater que le terrain était plat mais qu’il présentait malgré tout une petite pente, ce qui m’était très utile car j’avais besoin que l’eau descende vers les plans d’eau que j’allais créer par nécessité, faute de savoir si je pourrais avoir de l’eau pour ma pépinière. Nous sommes ici sur des plateaux argileux sur lesquels on trouve une multitude de mares. Autrefois, on exploitait l’argile pour faire des briques et des tuiles. J’avais donc à faire à une zone humide, en hauteur, bien que très éloignée de la première rivière.
Pour faire ce jardin, j’ai choisi de ne pas dépenser d’argent et de ne pas lui consacrer beaucoup de temps. J’aime profiter de mon jardin mais, surtout, ne pas en être l’esclave et donc, plutôt que d’être en lutte contre la nature, l’idée était, cette fois-ci, plutôt de « dealer » avec.
Ainsi, ce qui m’a le plus servi dans ce jardin n’est pas forcément ma connaissance du métier de paysagiste, mais ma connaissance de la nature.
QUELLE EST LA VOCATION DE CE JARDIN ?
Le Flérial est un jardin expérimental où je veux éprouver du plaisir. C’est un lieu que j’ai depuis toujours souhaité être un lieu formateur, une vitrine pour ma pépinière. C’est important de montrer les végétaux que je cultive, une fois qu’ils se développent correctement, et en plus cela me permet d’avoir des pieds-mères. C’est surtout un jardin pédagogique, où je fais redécouvrir aux gens les espèces locales, où l’on se rend compte qu’une prairie, ce n’est jamais qu’une pelouse pas tondue, et que c’est très beau. Lorsque les visiteurs voient un papillon qu’ils n’ont jamais vu chez eux ou des mantes religieuses, je leur réponds qu’il suffit d’arrêter de tondre et qu’ils verront le changement à leur porte. Je souhaite démontrer par ce jardin que l’on peut arriver à un genre de symbiose entre respect de la nature et de la biodiversité, entre conscience écologique et souhait du jardinier.
COMMENT AVEZ-VOUS DÉVELOPPÉ VOTRE SENS DE L’OBSERVATION ?
En me promenant, énormément. J’ai beaucoup marché dans la nature, mais aussi en milieu urbain. Quand on grandit dans le béton et qu’on ne s’y fait pas, on développe une certaine acuité à identifier les réminiscences de ce qui nous manque. Que ce soit à titre personnel ou professionnel, j’ai eu la chance de pouvoir fouler bon nombre de milieux, de la tourbière à Drosera (plante carnivore) du Morvan aux hauts-fourneaux désaffectés de Charleroi, progressivement recolonisés par une végétation pionnière typique des milieux meurtris.
Comprendre le fonctionnement des milieux, les interactions entre ce qu’ils sont et ceux qui les fréquentent, les mettre en adéquation avec mes connaissances théoriques, nécessitait d’être assez observateur. Mais quand je vois la capacité d’observation de certains protecteurs de la nature, écologues, et d’autres passionnés que j’ai pu rencontrer, je fais vraiment pâle figure !
QUELLE PLACE LES PLANTES SPONTANÉES POURRAIENTELLES OU DEVRAIENT-ELLES AVOIR, SELON VOUS, DANS UN JARDIN AUSSI BIEN POTAGER QU’ORNEMENTAL ?
On peut les laisser pousser naturellement dans un espace qui leur est réservé. En général, les plantes spontanées ne disparaissent pas, on les empêche seulement de pousser. Quant aux plus rares d’entre elles, elles peuvent faire l’objet d’une implantation, dans un coin de sanctuaire auquel elles seraient adaptées, pour favoriser la biodiversité. La présence d’une espèce, même de façon homéopathique, peut stimuler de façon étonnante le retour d’autres qui en dépendent.
Il est aussi possible de planter les végétaux locaux les plus fréquents ou, au contraire, de se renseigner auprès des associations écologistes ou de botanique locale pour décider, de façon plus ciblée, d’installer des espèces en déclin sur le secteur.
On aurait tendance à ne penser qu’aux arbres, mais de nombreuses vivaces sont très dignes d’intérêt d’un strict point de vue ornemental. Ainsi, le brachypode des bois est au moins aussi intéressant que l’Hakonechloa du Japon. Au potager, énormément de nos espèces indigènes sont comestibles (bugle rampante, plantain, chénopode, ortie, salsifis, fraise des bois, framboisier sauvage, prunellier, moutarde, thym, serpolet, pêche « de vigne », églantier…), qui présentent aussi un intérêt pour les auxiliaires et les butineurs, et occupent le sol de façon profitable.
AURIEZ-VOUS QUELQUES CONSEILS POUR DES JARDINIERS QUI SOUHAITENT SE LANCER ?
Oui : lancez-vous, et ne vous posez pas trop de questions ! Si vous vous sentez vraiment mal à l’aise dans les choix concernant les plantations et le design de votre jardin, alors laissez pousser, triez ce qui vous gêne, faites-vous des passages, éclaircissez ce qui est trop sombre, et surtout, surtout, profitez de votre jardin au lieu de batailler pour l’entretenir ! Ce qui est le plus important, c’est vraiment de se décomplexer avec la connaissance théorique : au jardin comme ailleurs, c’est en forgeant qu’on devient forgeron, et en observant qu’on développe sa capacité d’observation.
Le courant punk dans la musique a eu l’immense vertu (c’est un peu paradoxal quand on parle de punk !) de montrer à de jeunes musiciens qu’il n’était pas nécessaire d’avoir une parfaite maîtrise pour pouvoir se produire ou tout simplement jouer. Des milliers de gamins ont pris les instruments avec le cœur, et il en est sorti quelque chose qui tenait de la liberté d’expression et d’une forme de biodiversité artistique tout à coup accru. L’idée du jardin punk est la même : faire tomber les limites qu’on s’impose parfois, par timidité ou peur de mal faire, et qui empêchent certains jardins d’exister alors qu’ils pourraient être bien plus formidables que leur absence.
À lire
Petit traité du jardin punk, d’Éric Lenoir, éd Terre Vivante, coll Champs d’action, 96 pages, 10 euros https://boutique.terrevivante.org/librairie/livres/4140/champs-d-action/458-petit-traite-du-jardin-punk.htm