Rose bleue, rose maudite
Jean-Claude Brodbeck , Jacques Mouchotte
C’est en 2004 que la première rose bleue est obtenue. Ceci représente un exploit illustrant les difficultés qu’il faut maintenant maîtriser pour créer des roses vraiment nouvelles, OGM ou non. Les aspects techniques ne sont pas difficiles à comprendre.
Démesure d’un projet de recherche génétique
Les aléas de cette histoire font partie de tout programme de recherche fondamentale qui se transforme en projet industriel. On pourra, de plus, s’étonner de l’énormité des moyens mis en oeuvre qui se comptent en dizaines de millions de dollars.
Ce projet a pour origine des travaux entrepris aux États-Unis sur le déterminisme génétique1 et poursuivis par un groupe américain, DNAP, sans résultat probant. En 1987, deux sociétés se lancent dans l’aventure, la Néerlandaise Florigene Ltd. et une société australienne, Calgene Pacific Pty Ltd, bénéficiant de subventions de l’État de Victoria. Les travaux activement menés par Calgene sont assez prometteurs lorsqu’un partenariat est conclu avec le distilleur japonais Suntory, lequel avait racheté peu avant Florigene pour en faire son pôle industriel dans la production horticole.
Un an après, premier succès annoncé, en juin 1991 : un gène à l’origine du « bleu » chez le pétunia est isolé, puis introduit dans des cellules de roses cultivées in vitro. La dimension industrielle se confirme et une équipe japonaise prend le relais. Le second succès est l’obtention, en 1995, d’un oeillet transgénique bleu, à l’origine d’une gamme Moonseries, ensuite commercialisée. La voie est ouverte. Enfin, troisième et dernier succès, deux brevets sur la couleur bleue chez le rosier sont déposés en 2002, et, en 2004, une obtention, plus tard baptisée ‘Applause’, est annoncée. Il s’agit là de succès techniques, certes, mais cela représente un fiasco pour Calgene qui travaillait sur le projet depuis 1987 et qui s’est retiré en 2003.
En 2009, ‘Applause’ est lancé commercialement mais les temps ont changé. La vente des OGM est désormais soumise à l’autorisation du protocole de biosécurité de Cartagène et la production n’est plus autorisée dans les pays européens qui appliquent un moratoire à la culture commerciale des OGM.
1 On parle de déterminisme génétique lorsqu’un caractère distinctif est déterminé par un ou des gènes conduisant à une différence dans le matériel génétique, correspondant à deux aspects de l’organisme observé.
Réussite technique
La chimie a expliqué l’absence du bleu depuis longtemps. Chez les rosiers, les couleurs rose, écarlate, rouge ou mauve sont dues à de « subtils dosages » entre différentes molécules d’anthocyanes : les pélargonosides, les cyanosides et les péonosides. Faute d’une enzyme active pour catalyser la synthèse de la delphinidine, qui est aussi une anthocyane, les rosiers ne peuvent produire de fleurs vraiment bleues. Les chercheurs de Suntory sont donc parvenus à résoudre ce problème en plusieurs étapes mais avec des résultats décevants, alors même que le rosier de Suntory est un rosier capable de synthétiser la delphinidine.
Ils ont d’abord introduit deux gènes de pétunia dans une variété ancienne, diploïde, ‘Cardinal de Richelieu’ de couleur mauve parme, mais sans obtenir de bleu. Ils remplacent donc le rosier porteur par un Hybride de Thé, ‘Mister Lincoln’ (1965), tétraploïde. Puis les gènes de pétunia sont remplacés par des gènes provenant du genre Viola. Pour la commercialisation, des gènes d’iris ont finalement été ajoutés.
Le changement du rosier porteur est à l’origine de l’un des deux écueils majeurs qui ont bloqué le programme. La difficulté nouvelle réside dans le nombre de chromosomes dans le noyau des cellules de ‘Mister Lincoln’. La garniture génétique de celui-ci possède deux jeux de chromosomes du côté de chacun des deux parents. Ce phénomène, qui n’est pas rare chez les végétaux, s’appelle polyploïdie. Mais il complique énormément les choses : chaque gène d’une plante tétraploïde possède quatre copies et il est impossible de savoir si la répartition entre gènes dominants et récessifs s’applique toujours. Des échanges se produisent. Quels gènes commandent ? Sont-ce les plus forts, ou à chacun sa part et dans quelles proportions ? Comme cela a été le cas, la couleur attendue n’apparaît pas, alors qu’il est certain que le gène permettant la synthèse de delphinidine est réellement présent chez le cultivar modifié. Pour des cultivateurs chevronnés cumulant des années de pratique aux champs, cela veut dire que l’hybridation manuelle continuera d’être un outil puissant, le meilleur, pour le moment, parmi les méthodes d’amélioration. Cela est plutôt rassurant.
Un bleu raté
Le rosier de Suntory est donc capable de synthétiser la delphinidine mais, dès le dépôt des brevets en 2002, il paraît évident que la couleur doit être améliorée. Malgré tous les efforts entrepris, l’objectif n’est pas atteint lorsque la rose est commercialisée en 2009. Le bleu, en fait très violacé, ne tient pas et vire comme les rouges cramoisis qui vieillissent. C’est là le second gros écueil auquel le projet s’est heurté.
En effet, l’acidité cellulaire fait virer les couleurs du bleu au rouge. La difficulté était connue bien avant les travaux sur la rose bleue. Kordes la signale, en 19562, au sujet de la couleur rouge dont l’origine est supposée venir de la Rose gallique et de la Rose de Bengale : « Il est douteux que ces deux espèces de roses produisent le même rouge chimique bien que ces deux rouges soient des anthocyanes. On doit encore compter avec l’influence du protoplasme pour le rouge du liquide cellulaire car, selon le degré d’acidité ou d’alcalinité, l’anthocyane sera rouge ou bleue. »
Les chercheurs australiens avaient-ils négligé de prendre cette difficulté en compte ? Ils étaient biologistes et on comprend qu’ils aient été dépassés par un problème complexe de chimie des pigments qui intéresse plutôt des agronomes occupés à améliorer la couleur des légumes et des fruits. Nos chercheurs semblent donc avoir tâtonné et ils tâtonnaient encore au moment du lancement commercial de ‘Applause’.
2 Wilhelm Kordes. Das Rosenbuch, 1956. Traduit sous le titre : Le Livre des roses, Paris : Stock, 1967.
Un échec commercial
Après une gestation interminable, la rose bleue subit un ultime coup du sort. Elle est transgénique et les OGM sont devenus indésirables. Quand la directive européenne de 2001 applique un moratoire à la culture commerciale des plantes transgéniques, un gros marché se ferme.
La malchance veut aussi que, simultanément, toutes les sociétés spécialisées dans les nouvelles technologies subissent le krach des années 2001-2002. Florigene ne disparaît pas, au prix d’une sévère coupe dans ses activités. Finalement, il aura fallu plus de cinq longues années de formalités et de tests en culture avec des séries d’hybridations croisées pour obtenir les autorisations japonaises nécessaires. La nouveauté a alors déjà perdu de ses attraits.
L’échec ne doit toutefois pas cacher l’essentiel. Le programme de la rose bleue marque une étape, une « innovation de rupture ». Le principe de l’amélioration variétale ne change pas fondamentalement : il faut une variation significative et une sélection des individus aux traits les plus intéressants. En revanche, le mode opératoire, lui, a évolué : il se déroule instantanément. Les technologies nouvelles agissent d’un coup et l’organisme est durablement modifié, sans vraie possibilité de rectifier les défauts.