Le savon noir comme insecticide ?
Elizabeth Rat-Morris
Le savon noir est souvent cité pour de multiples usages, dont celui de “méthode de lutte douce” contre les pucerons ou d’autres insectes. Faisons le point sur son histoire, son statut et ses usages.
Le savon noir ménager, appelé aussi “savon mou”, est obtenu par saponification à partir d’un corps gras et de potasse (KOH); le corps gras peut être d’origine animale, comme les huiles de baleine et de poisson, ou végétale (huile de colza, coton, coprah, palme …). Ce savon se présente sous forme liquide. Il se distingue du savon noir destiné aux soins corporels, plus raffiné, le plus souvent à base d’huile d’olive.
Une longue histoire
Dans le remarquable ouvrage Histoire de la protection des cultures de 1850 à nos jours, Bain et al. 2010 citent l’utilisation comme insecticide, à la fin du XIXème siècle, de divers types de savons, progressivement associés à la nicotine, au quassia et au pyrèthre. Ils citent de même l’usage de “lessive étendue d’eau” pour lutter contre les pucerons, indiqué par le docteur Jean-Baptiste Boisduval. Ce médecin, entomologiste et botaniste, a publié en 1867 un Essai sur l’entomologie horticole, comprenant l’histoire des insectes nuisibles à l’horticulture avec l’indication des moyens propres à les éloigner ou à les détruire et l’histoire des insectes et autres animaux utiles aux cultures.
Dans le Larousse Agricole de 1921 (OPIE, 2013), on trouve le savon noir cité comme moyen de lutte contre de nombreux insectes : bombyx forestiers, cécidomyie du poirier, cochenilles du pommier et du poirier, criocère du muguet, criquets, piéride du chou, teigne du poireau…
Aux Etats Unis, Mason (1928), chercheur au Département d’Horticulture de l’Université du Maryland, indique que des savons en solution, obtenus à partir d’huile de baleine ou de poisson, sont utilisés depuis 200 à 300 ans comme insecticides contre des pucerons ou des larves à corps mou. Il conseille même l’utilisation de savon ménager (1/2 pound /gallon) pour lutter contre les insectes de la maison. Il signale le désagrément causé par l’odeur de poisson et précise que d’autres huiles peuvent être substituées aux huiles de poisson !
Quelle législation, quels produits ?
Il n’est pas aisé de trouver le statut légal du savon noir utilisé comme insecticide. En France, tout produit non autorisé pour une culture donnée est interdit. Sur le site de référence du ministère de l’agriculture e-phy, il faut savoir le chercher comme “sels de potassium des acides gras”. En 2013, trois spécialités commerciales sont autorisées, avec la mention “emploi autorisé dans les jardins”.
– Algonature pucerons, sels de potassium d’acides gras 18,6 g/L, sans classement toxicologique, est autorisé pour l’usage “Rosier : traitement des parties aériennes” ;
– Pucerons CPJ, sels de potassium d’acides gras 9,75 g/L, avec la phrase de risque R 36 irritant pour les yeux, et le classement toxicologique Xi irritant, pour les usages “Plantes d’intérieur, traitement des parties aériennes, Aleurodes, Cochenilles, Pucerons” ;
– Insectes et maladies CPJ, soufre 5,88 g/L et sels de potassium d’acides gras 9,75 G/L, sans phrase de risque, pour les usages “Plantes d’intérieur, traitement des parties aériennes, Aleurodes, Cochenilles, Maladies des taches foliaires et oïdium”.
Dans la liste des intrants autorisés en Agriculture Biologique (INAO, 2013), on trouve le savon noir sous la rubrique “sels de potassium des acides gras”, substance active “savon mou”.
Et la recherche ?
Le mode d’action des savons insecticides n’est pas complètement connu. L’activité insecticide serait liée à la perturbation de la perméabilité de la cuticule de l’insecte et à l’asphyxie par obstruction des stigmates (Henn et Weinzierl, 1989, in Tremblay, 2006) ; une action toxique additionnelle est suspectée (Buss & Park-Brown, 2006). Les savons agissent par contact (Illiyasu, 2004 in Egho & Enujeke, 2012) et doivent être appliqués directement sur les insectes pour être efficaces. Des effets phytotoxiques peuvent être observés sur certaines plantes, notamment des brûlures foliaires. Les plantes à feuilles pileuses seraient plus sensibles que les plantes à feuilles lisses (Buss & Park-Brown, 2006).
L’utilisation de savons fait l’objet de recherches dans différents pays, elle a été testée sur plusieurs cultures, contre plusieurs ravageurs, savon seul ou en association avec des insecticides, ainsi qu’en association avec des moyens biologiques de lutte.
Au Nigeria, sur le niébé Vigna unguiculata L. Walp., Egho & Enujeke (2012) ont observé une action efficace sur le puceron noir de la luzerne Aphis craccivora Koch et le thrips Megalurothrips sjostedti (Trybom), mais aucun effet sur les chenilles de Maruca vitrata (Fabricius), probablement en raison de leur comportement de foreuses. Les auteurs recommandent d’utiliser une concentration de 1 à 3 % pour éviter toute phytotoxicité.
Au Québec, Tremblay (2006) a testé au laboratoire l’effet d’un savon insecticide sur la survie et la valeur adaptative du puceron Myzus persicae Sulzer et du parasitoïde Aphidius colemani Viereck. L’auteure montre que la mortalité des insectes augmente en fonction de la concentration du savon, la concentration de savon causant 100 % de mortalité 24h après le traitement chez tous les stades du puceron étant de 37,5 g/l, et celle causant 100 % de mortalité 24h après le traitement chez les adultes du parasitoïde de 17,5 g/L. Par contre, les parasitoïdes ont significativement moins pondu dans les pucerons traités ayant survécu au savon.
Seuls ou en combinaisons
En France, Schoen et Decoin (2005) ont observé un effet significatif sur les populations d’aleurodes Bemisia tabaci (Gennadius) dans un essai de nettoyage du feuillage de concombres très infestés, ainsi qu’une activité en association avec la pymétrozine dans un essai sur jeunes plants de tomate infestés artificiellement. Les auteurs soulignent l’intérêt de mener des recherches dans le but de faire autoriser ces savons comme insecticides ou adjuvants à des insecticides.
En Nouvelle Zélande, sur une culture de kiwis, Tomkins (1996) a observé une réduction du nombre de fruits attaqués par des chenilles tordeuses : 13 % avec le savon seul et 1% en association avec l’huile végétale, comparé à 41 % et 14 % sur les plantes non traitées. Cependant, un effet phytotoxique a été observé sur 40 % des fruits provenant des plantes traitées. En Californie, Kaya et al. (1995) ont étudié l’association de nématodes entomopathogènes avec un savon insecticide sur des insectes foliaires et souterrains en serre. Cette combinaison a été efficace sur la chrysomèle maculée du concombre Diabrotica undecimpunctata Mannerheim dans le sol, et sur tous les stades du puceron Brevicoryne brassicae sur le feuillage. Les nématodes n’ont pas perdu leur pouvoir entomopathogènes quand le mélange avec le savon était appliqué immédiatement après sa réalisation. Inversement, l’efficacité du savon n’a pas été affectée par la présence des nématodes.
En Californie, Pinnock et al. (1974) ont testé un savon à base d’huile de noix de coco 38,5 %, lanoline 1,1 % lanolin et 0,25 % d’EDTA [ethylenediamine tetraacetic acid]) sur des Pyracanthas, avec une réduction de 72 % du nombre de pucerons Aphis gossypii Glov. et de 79 % pour Aphis citricola van der Goot, une pulvérisation d’eau réduisant le nombre de pucerons de 46-47 % pour les deux espèces. L’EDTA est un agent chélatant qui complexe les métaux lourds. Il est utilisé dans les lessives comme anticalcaire mais ne peut pas entrer dans la composition d’un produit portant l’Éco-label européen, que ce soit dans sa formulation ou comme composant d’une préparation incluse dans cette formulation (décision 2001/523/CE du 27 juin 2001).
Quelles utilisations, quels risques ?
Le savon noir peut être utilisé pour protéger les plantes d’intérieur et les rosiers contre les pucerons, aleurodes et cochenilles. L’efficacité sur les stades de cochenilles bien protégées par une carapace est probablement très faible. A ce jour, trois spécialités sont commercialisées. Il convient d’être prudent quant au risque de phytotoxicité, en respectant les doses d’utilisation préconisées et en testant l’effet de la pulvérisation sur une petite surface. La prudence s’impose vis-à-vis du système racinaire des plantes traitées, en évitant le ruissellement. Pour les plantes en pot, on peut envelopper le pot et la base de la plante dans un sac plastique lors du traitement. L’utilisation simultanée d’auxiliaires (insectes, acariens ou nématodes) semble à déconseiller dans un usage par les amateurs. Enfin, dans beaucoup de cas, en prenant la précaution d’utiliser une pression sans dommage pour les parties fragiles des plantes, une pulvérisation d’eau claire donnera probablement des résultats assez proches de celle d’une dilution de savon noir dans l’eau.